Vincent Rocher, docteur en hydrologie urbaine, a coordonné l’ouvrage La Seine et les progrès de l’assainissement francilien de 1875 à 2050. Pour HDS, il revient sur l’action visionnaire des bâtisseurs de l’eau et invite à s’en inspirer, face aux défis à venir dans un contexte de changement climatique.
HDS : Sans remonter jusqu’à Lutèce, avant l’ère moderne, comment se portait la Seine ?
VR : L’idée que « c’était mieux avant » n’est pas fondée. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, les eaux usées échappent à tout contrôle, à tel point qu’en 1832 et après, des épidémies mortelles frappent des grandes villes françaises, dont celle du choléra à Paris. La Seine n’est plus qu’un égout à ciel ouvert mais il est trop tôt pour que le problème soit perçu à travers un prisme environnemental. Seul le danger sanitaire fait l’objet d’une prise de conscience progressive : en plein exode rural, la santé devient un enjeu majeur pour les urbains.
HDS : Qu’est-ce qui est fait pour répondre à ce besoin impérieux de salubrité publique ?
VR : Une bascule s’opère, à partir des années 1870, sous l’égide du baron Haussmann et des ingénieurs de la ville de Paris, je pense à Adolphe Mille et Alfred Durand-Claye, qui comprennent la nécessité d’évacuer les boues hors du centre-ville. Il ne s’agit pas de déplacer les nuisances en banlieue mais d’initier un processus vers l’épandage. Cette évolution des pratiques suscite bien des craintes chez les hygiénistes de l’ère pasteurienne. Reste que le « tout-à-l’égout, rien au fleuve, tout à la terre », que consacre la loi du 4 juillet 1894, remplit globalement son rôle à partir de 1900. L’apport de matières organiques via l’aqueduc d’Achères enrichit au passage les sols, comme ceux de la plaine de Gennevilliers.
HDS : En pleine révolution industrielle, une innovation est importée d’Angleterre. Plus surprenant, Paris doit son salut à ce qui ne s’appelait pas encore les Hauts-de-Seine…
VR : Outre-Manche, la nature des terrains se prête mal à l’épandage. Une nouvelle technique d’épuration émerge alors vers 1915 : c’est le traitement par « boues activées », tel que décrit dans les travaux d’Andern et Lockett (1914). Les Français font plus que se les approprier, ils en améliorent le procédé au centre expérimental de la ville de Paris, qui voit le jour près de l’usine de Colombes (actuelle Cité de l’Eau, Ndlr). Plus tôt, dès 1901, des essais expérimentaux à grande échelle avaient déjà été entrepris au jardin modèle d’Asnières.
HDS : Qu’advient-il du « tout-à-l’égout », et de son corollaire l’épandage ?
VR : À partir de 1930, la bascule se fait vers un traitement chimique et centralisé des eaux usées. Érigée à Achères (Yvelines), une usine devient le terminus de tout un réseau d’aqueducs, fruits de travaux de titans. Reléguant le « tout-à-l’égout », le « tout à l’aval » prévaut jusqu’en 1960, où s’amorce une décentralisation à l’échelle de l’Île-de-France. Il faut voir derrière cette industrialisation de l’épuration une course effrénée pour rattraper la croissance urbaine et démographique. Les surfaces agraires n’étant pas infinies, l’épandage reste en soutien mais décline.
EN 1970, LA RIVIÈRE ÉTAIT BIOLOGIQUEMENT MORTE.
HDS : Malgré ces efforts, la Seine est mal en point à la fin des Trente Glorieuses...
VR : C’est pire que cela. En 1970, la rivière était biologiquement morte : on ne traite alors que 40 % des eaux usées. Pis, son étiage, déjà faible au regard d’autres cours d’eau – il n’est pas exagéré de qualifier la Seine de « petit fleuve » – est aggravé par des étés chauds. Il faut le tournant des années 1980, alliant efforts constructifs et performances épuratoires, pour que réapparaisse une dizaine d’espèces piscicoles en 1990, date à laquelle des sondes sont déployées et la Seine devient peut-être la rivière la mieux « monitorée » au monde.
HDS : Vous lancez un appel à la vigilance pour 2050. À quoi faut-il se préparer ?
VR : La qualité de la Seine fait aussi sa fragilité car nous avons maintenant bien plus à perdre qu’hier. C’est que le fleuve accueille une large diversité de poissons, 35 espèces au total, pour certaines sensibles aux dégradations de leur milieu de vie. Il faut donc regarder toujours plus loin en termes de qualité. Des pollutions invisibles, comme celle des microplastiques et autres résidus médicamenteux, devront être au centre des préoccupations. L’impératif est de réduire leur présence dans les eaux de surface, en limitant leur introduction dans les réseaux d’assainissement, ainsi que de pousser encore les performances des filières de traitement.
HDS : Pourquoi entretenir une mémoire de l’assainissement ?
VR : On ne prépare pas le futur sans tirer les leçons du passé. Si la métropole parisienne a réussi à restaurer la qualité de la Seine, c’est grâce à son « Programme général d’assainissement » voté en 1929 et déclaré d’utilité publique six ans plus tard. Il est la preuve fascinante que des ingénieurs visionnaires peuvent anticiper le besoin sur une période supérieure à quarante ans ! Il faut, je crois, s’en inspirer, en tout cas garder à l’esprit les vertus centralisatrices et planificatrices de ce modèle, sans rejeter a priori les initiatives locales, notamment pour une gestion des eaux à la parcelle ou à la source, qui se font jour.