Depuis septembre, une poignée d’adolescents confiés au Département sont accueillis et accompagnés au sein d’une maison de ville à Nanterre, où le projet innovant de Maison de l’Avenir est ainsi préfiguré à l’épreuve du réel.
Par Pauline Vinatier

Silencieuse le mercredi matin, à mesure que ses occupants rentrent de cours, la demeure revit. Dès l’entrée, une station s’impose devant le bureau de l’administration où chacun raconte sa matinée. À table, autour du menu asiatique cuisiné par la maîtresse de maison, la conversation roule sur les différents genres de manga : shônen, shôjo, seinen… Les ados expliquent, les adultes suivent, plus ou moins maladroits. « Laisse-tomber, vous ne connaissez pas », soupire Nolan*, à bout de patience. « Grâce à vous je reste à la page, je vais pouvoir impressionner mes filles », rétorque hilare, Allison Stempak, la cheffe de service. Puis l’on évoque le séjour en Normandie à Pâques et l’on se préoccupe du frigo vide : pour la tarte aux pommes de « Nono », il faudrait passer au supermarché. Leur dessert avalé, les jeunes débarrassent et remplissent le lave-vaisselle. « Ils assurent les tâches ménagères à tour de rôle et doivent gérer leur chambre, explique Émilie Bouafer, la directrice. C’est le type de consignes que l’on donnerait à ceux qui vivent chez leurs parents. »


« FAMILLE LAMBDA »
Le véhicule du Groupe SOS Jeunesse est le seul indice, au dehors, de la présence d’une Maison d’enfant à caractère social (Mecs). « Être dans une maison traditionnelle, ça change tout ! Il m’arrive de les entendre dire “Viens me chercher chez moi ” » Les adolescents sont en chambre double, par sexe et groupe d’âge. « Avec quatre filles et quatre garçons de 12 à 18 ans, nous sommes sans arrêt en train de gérer des envies différentes, un peu comme dans une famille lambda, mais cela vient aussi canaliser les choses. Les plus âgés font attention aux autres. » Les boiseries, les carrelages et les vitraux colorés de ce pavillon restauré sont d’origine et le tout forme un logis plein de charme. « Le beau soigne », aime à dire le Pr. Marcel Rufo, inspirateur du projet. Dans une dépendance, le service socioéducatif (SSE) accompagne sur le volet scolaire, culturel et sportif des jeunes en mesure de placement à domicile. « L’un des critères d’admission à la Mecs, c’est une particularité de cette structure, était qu’ils tiennent une scolarité. Au SSE en revanche, nous avons des jeunes avec des problématiques de décrochage ou comportementales fortes. » Au nombre de cinq (dix à terme), ces « externes » sont suivis en semaine par une enseignante et une éducatrice scolaire spécialisée, ancienne conseillère principale d’éducation, qui font le lien avec l’Éducation nationale, sous la supervision de la responsable pédagogique, Nbariké Sidibé. « On adopte une approche tout en douceur pour avoir leur adhésion, en utilisant par exemple des supports ludiques comme la pâtisserie et en partant de leurs centres d’intérêt pour ensuite arriver au scolaire », explique cette dernière.
CHILLER ET « BOSSER »
Après le repas, les jeunes de la Mecs demanderont à aller en salle télé et à « chiller » sur le canapé, entameront un jeu de société ou se décideront pour un tour à la médiathèque avec ceux du SSE : autrement dit, quartier libre. D’autres auront leur visite médiatisée (entre enfants et parents en présence d’un tiers, Ndlr) ou honoreront leurs rendez-vous médicaux, comme Léa. « Le dentiste va serrer les bagues à mort », soupire-t-elle. « On les laisse un peu tranquilles, puis on revient à la charge sur les devoirs qu’ils font à tour de rôle avec les éducateurs ou au SSE. Les jeunes qui ont des lacunes ont, en plus, un créneau hebdomadaire avec l’enseignante », précise Émilie Bouafer. « Ils sont tout le temps derrière mon dos depuis le bac blanc, surtout en français », peste Adeline. Elle vient de fêter ses 18 ans mais « n’était pas prête pour le logement en semi-autonomie. Elle va rester encore un peu à la Mecs, ça l’ennuie mais, au fond, elle sait que c’est pour son bien. » Amir, lui, met les bouchées doubles après les cours. « J’ai neuf chapitres à rattraper en maths », déclare ce jeune mineur étranger non accompagné afghan dont le rêve de devenir ingénieur en informatique est pris au sérieux. « On a fait des pieds et des mains pour que le lycée accepte de le basculer de seconde pro à générale ; au SSE, l’enseignante voyait qu’il avait le niveau malgré quelques difficultés en français, explique la directrice. C’est parce qu’on a cette connaissance fine de leur potentiel que l’on peut changer une trajectoire. »
Avec à terme huit éducateurs pour autant de jeunes, l’équipe peut « faire dans la dentelle ». « Ils sont toujours deux, voire trois sur place. Cela permet de mobiliser un éducateur pour accompagner un jeune en visite médiatisée, de mieux suivre les devoirs le soir et de les accompagner à leur activité sportive si c’est un peu loin. » Soucieuse d’ouvrir les jeunes « à des activités socio-culturelles et artistiques », elle a mené ses recrutements en conséquence, chaque nouveau venu amenant sa « petite touche », du dessin aux « réveils sportifs » en passant par la poterie. Pendant les vacances, les ados profitent de l’offre du service jeunesse de la ville et les week-ends amènent leur lot de découvertes. « Ils sont allés au moins deux fois voir du spectacle vivant ainsi qu’à l’opéra Bastille, à la Maison de la Radio, aux musées de l’immigration et d’histoire naturelle… Comme tous les ados, ils peuvent avoir la flemme mais on essaie de les motiver ! »
C’EST PARCE QU’ON A CETTE CONNAISSANCE FINE DE LEUR POTENTIEL QUE L’ON PEUT CHANGER UNE TRAJECTOIRE.
SE CONSTRUIRE
« L’opéra, j’ai toujours rêvé d’y aller, le ballet était magnifique », juge pour sa part Léa. Après un épisode difficile dans une autre structure, elle a pu reprendre en septembre la danse contemporaine ; l’équipe lui a aussi trouvé un stage de troisième au tribunal de Bobigny. « À cause de mon histoire, les tribunaux m’intriguent ; j’ai pu assister à des jugements, on me faisait lire les dossiers, j’ai beaucoup, beaucoup, aimé ! » Dans un autre registre, l’évocation de son déplacement au concert des P1Harmoy, ses idoles, la fend d’un sourire jusqu’aux oreilles. Elle porte d’ailleurs ce jour-là un T-shirt à l’effigie du groupe de K-pop : « Au collège j’évite de me montrer avec, mais ici les gens sont cool, si j’ai envie de mettre un T-shirt Peppa Pig, je le fais ! » « Leur lien d’attachement est souvent malmené. L’environnement sain dans lequel ils sont leur permet d’exprimer leurs émotions, quelles qu’elle soient, et de reconstruire des relations normales », souligne la psychologue de la Mecs Émilie Hubert. « Il y a de petites embrouilles un peu comme entre frères et sœurs mais sinon ils s’entendent bien, renchérit Marie Lignier chez les éducateurs. Le fait que la direction soit sur place crée une dynamique familiale, tout le monde se parle et est accessible. » « Ce qu’il y a d’innovant ici, c’est l’atmosphère ! », résume Émilie Bouafer, qui relève que cette bienveillance a des effets paradoxaux. « On a par exemple un jeune dont les notes ont tendance à baisser, parce qu’étant plus heureux, il se raccroche moins à l’école ; on essaie de rééquilibrer cela. » Ou le cas de cette jeune fille qui était en service d’accueil d’urgence. « À son arrivée, elle a réussi lâcher prise et à se livrer sur ses souffrances intrafamiliales. Cela a donné lieu à un renouvellement de placement et à des soins spécifiques avec une hospitalisation. On peut avoir plein de projets, en définitive ils nous imposent leur propre temporalité. » Inscrit au fronton de la nouvelle structure, « l’avenir » de ces jeunes ne saurait faire l’économie du passé.
*Les prénoms ont été modifiés.
