CD92/Olivier Ravoire
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CHRISTINE HOARAU-BEAUVAL « La Défense est le business district “à la française” »

Historienne de la vile contemporaine et auteur d’Urbanisme de dalle (Moniteur), Christine Hoarau-Beauval siège au Comité scientifique La Défense 2050. Pour HDS, elle retrace l’avènement d’un « méta-ensemble » alors que le quartier entre dans une nouvelle ère décarbonée.

HDS : Que reste-t-il de « La Défense », avant La Défense ?

CH-B : Il ne reste rien, sinon peut-être la statue de Louis-Ernest Barrias (La Défense de Paris,1883, Ndlr). Disparus, l’habitat ouvrier et la vie pavillonnaire, déjà crépusculaires dans Le Chat (1971) de Pierre Granier-Deferre. Leur a survécu l’axe « historique », au départ, voie de cheminement, reliant les Tuileries aux chasses royales de Saint-Germain-en-Laye. Ce glissement de Paris vers l’Ouest qui semble anecdotique est, soit dit en passant, une « révolution copernicienne » signant le déclin du cardo maximus romain fondateur !

HDS : Et si son histoire débutait par : « Il était une fois... »...

CH-B : Je la ferais commencer en 1930, date à laquelle de grands architectes dont Le Corbusier, Robert Mallet-Stevens ou encore Henri Sauvage, pour le concours d’idée de la « voie triomphale » de grandes perspectives au-delà de la Porte Maillot, imaginant des tours et des grandes voies de circulation modernes. Mais toute perspective, aussi spectaculaire soit-elle, ne définit pas un projet d’aménagement. C’est donc l’État qui donnera le cadre, avec la finalité économique du quartier et les grands ensembles de logement alentour qu’on lui connaît. Retenons en tout cas 1958 comme année charnière, avec la création de l’établissement public d’aménagement (l’Épa, Ndlr) et d’inauguration du Cnit par le général de Gaulle.

HDS : À l’heure américaine, la France d’après-guerre s’est-elle contentée de décalquer Manhattan ?

CH-B : Qu’on ne s’y trompe pas. La Défense est le business district « à la française », en cela qu’il ne ressemble en rien aux alignements sur rue de New-York, encore moins au grouillement en grappes de la City ou de Francfort. L’axe y est fondamental tout autant que la recherche d’ordonnancement. Il puise dans la théorie corbuséenne des fonctions fondamentales de la ville : circuler, habiter, travailler, se divertir. Ici, on est juste sur une organisation verticale desdites fonctions, et sur dalle, qui est un urbanisme d’opportunité, parce qu’il fallait laisser la place à la voiture.

HDS : Longtemps, les « starchitectes » ont brillé par leur absence. Doit-on parler d’acte manqué avec La Défense ?

CH-B : Je ne serais pas aussi catégorique. Mais il est vrai que l’architecte-conseil Robert Auzelle l’a très bien dit en son temps : La Défense est un sujet d’ingénieurs. J’en veux pour preuve le Cnit et ses prouesses dues à Nicolas Esquillan… issu de l’aéronautique ! La tour reste aussi à l’époque un sujet d’étude et d’expérimentation auquel tous ne sont pas en mesure de répondre. Ne négligeons pas aussi le biais des concours d’architecture, ce n’est pas parce que le projet est dessiné qu’il va être réalisé ! Il y a tout un montage financier à consolider après. Des stars comme Jean Nouvel ont dû subir quelques déconvenues dues aux crises économiques avant de finalement construire.

 

LA DÉFENSE NE RESSEMBLE EN RIEN AUX ALIGNEMENTS SUR RUE DE NEW-YORK, ENCORE MOINS AU GROUILLEMENT EN GRAPPES DE LA CITY OU DE FRANCFORT.

HDS : Outre cette matière grise, à quoi tient ce lieu si futuriste ?

CH-B : C’est un laboratoire d’expérimentation urbaine, on teste ici la vie moderne, le « Paris de demain », qui prolonge le « Paris d’hier ». Ici se concentrent les ambitions de rayonnement économique de la France en plein boom de la tertiarisation. État et investisseurs s’allient ici en quête de records et d’originalité. Cela donne à l’arrivée une grande variété de tours de plusieurs générations, d’Aurore et sa structure poteaux-poutres conservée à Ariane, une des premières à ouvrir son socle aux commerces, et D2, avec son exosquelette, pour ne citer qu’elles.

HDS : L’art existe à La Défense et La Défense existe dans l’art. Comment l’un s’est-il nourri de l’autre et inversement ?

CH-B : On ne parle pas, à l’origine, de musée à ciel ouvert comme maintenant. Il s’agit plus d’une union spontanée d’architectes et d’artistes modernes ; les uns ayant étudié avec les autres aux Beaux-Arts de Paris, ils les connaissent et les invitent à s’exprimer. Le quartier suit l’évolution de la pensée de collectifs comme l’Union des artistes modernes (1929), qui souhaitent casser les codes traditionnels de l’art classique et muséal, pour s’ouvrir à des matériaux jusque-là jugés indignes (le bois, l’acier, le verre…) car industriels. S’ensuivra la logique de curation et de commandes publiques. Quant à ce que La Défense a projeté dans l’art, c’est un mélange de fascination et de réflexions quasi psychanalytiques ; je pense aux situationnistes et à la notion de Dérive, qui invite à se perdre, mais aussi à Playtime de Jacques Tati, à Buffet froid de Bertrand Blier, sans parler de la BD, de la photographie…

Propos recueillis par Nicolas Gomont

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