Responsable de l’unité « Interactions précoces – 1 000 premiers jours » à Santé Publique France, le médecin épidémiologiste Thierry Cardoso revient sur cette période qui porte en elle les fondations de la santé et du bien-être pour toute la vie.
HDS : En quoi les 1000 premiers jours sont-ils une période clé ?
TC : En 1989, l’épidémiologiste David Barker, après avoir constaté un lien fort entre retards de croissance intra-utérins et risque accru de décès par maladie cardio-vasculaire après 50 ans, s’est demandé si les événements vécus dès la grossesse pouvaient avoir un impact sur le reste de la vie. À partir de cette « hypothèse de Barker », de nombreux chercheurs ont confirmé ce lien entre les événements indésirables vécus jusqu’à deux ans et le risque de survenue de maladies chroniques ou de troubles du comportement. De nos jours, on ne parle plus d’une période de vulnérabilité, mais d’une période de grande sensibilité, où l’on développe aussi bien des facteurs de risque que des facteurs protecteurs pour le reste de sa vie.
HDS : À l’étape de la grossesse, qu’est-ce qui se joue ?
TC : On peut penser qu’un fœtus sur le plan physiologique se développe de lui-même : en réalité l’environnement dans lequel vit la mère a une empreinte sur le développement du cerveau, en particulier sur la maturation du système de réactivité au stress, et par voie de conséquence sur l’organisation de l’ensemble des autres systèmes : respiratoire, circulatoire, endocrinien… Si, par exemple, la maman vit une situation de stress chronique, il peut y avoir un impact sur le fœtus.
HDS : Le vécu pendant les 1000 premiers jours peut-il influencer l’expression des gènes ?
TC : Une nouvelle science, l’épigénétique, montre que l’environnement agit sur nos gènes comme un interrupteur ; pour prendre une image simple, soit ils s’allument, soit ils s’éteignent. Des maltraitances dans l’enfance, par exemple, peuvent activer un certain nombre d’expressions, comme des syndromes inflammatoires dont les effets peuvent durer très longtemps.
HDS : L’environnement du bébé est ici envisagé dans sa globalité…
TC : Oui, on parle de modèles socio-écologiques, au sens où, par définition, un organisme est « situé quelque part » et va être sollicité en fonction de trois types d’interactions. Il y a l’extérieur physique et l’extérieur chimique tout d’abord, par exemple, vivre dans un pays en paix, avoir accès à des ressources et services, à une mobilité facile, à une alimentation et de bonne qualité… La pauvreté est ainsi l’un des facteurs les plus contributifs de l’usure biologique. Le troisième aspect de l’environnement renvoie à la quantité, mais surtout la qualité des interactions humaines.
L’ENVIRONNEMENT AGIT SUR NOS GÈNES COMME UN INTERRUPTEUR, POUR PRENDRE UNE IMAGE SIMPLE, SOIT ILS S’ALLUMENT, SOIT ILS S’ÉTEIGNENT
HDS : Cela nous amène au concept de « santé relationnelle précoce » …
TC : On sait désormais que dès la fin de la grossesse, le fœtus a développé des capacités d’interactions, qu’il est capable de stimuler les adultes et que de la réponse obtenue dépendra de la qualité de son évolution. L’importance et l’intérêt que le parent lui accorde vont combler ses besoins fondamentaux en matière de construction de l’identité et d’estime de soi. Cela lui permettra, à l’âge adulte, d’avoir de l’empathie et des interactions sociales de qualité, c’est dire si l’on dépasse ici la question de la santé pour atteindre un enjeu sociétal. Cette santé relationnelle demande un engagement physique et psychologique important de la part du parent.
HDS : N’est-ce pas justement mettre trop de pression sur les parents ?
TC : On touche là à un paradoxe : plus on parle de l’importance des 1000 premiers jours en santé publique, plus on risque d’ajouter à la pression sur les parents, ce qui s’avérerait contre-productif. Je conseillerais à un parent qui se demande s’il en fait suffisamment d’observer son enfant : est-il agité, inquiet… ? Si l’enfant est souriant et a envie d’explorer le monde, il peut être rassuré.
HDS : Ces 1000 premiers jours soulèvent donc de forts enjeux d’équité sociale…
TC : Chez les parents ayant davantage de facteurs de risques, comme les difficultés socio-économiques, l’isolement ou les addictions, la préconisation est d’intervenir de façon précoce, spécialisée et intensive pour soutenir le développement du lien dès l’arrivée du bébé ; les services de protection maternelle et infantile mènent par exemple des interventions à domicile ciblant le lien d’attachement. La bonne nouvelle, c’est que les études sur le développement du cerveau frontal ont montré qu’à partir du moment où le bébé recevait des soins adaptés qui le sécurisent, son système de réactivité au stress se mettait au repos et qu’il retrouvait un fonctionnement normal.
HDS : L’OMS estime que les « soins attentifs pendant la petite enfance » sont le meilleur investissement qu’un pays puisse faire…
TC : C’est en mobilisant l’ensemble des politiques publiques touchant à la santé dans cet espace-temps des 1000 premiers jours que l’on aura une chance d’impacter la trajectoire de vie et donc de réduire le fardeau des maladies qui ont un coût phénoménal. Grâce aux facteurs protecteurs développés dès l’enfance, on permettra à davantage d’individus de réaliser leur potentiel et on tendra vers une société plus équilibrée et saine.