Le Bélénos et le Sequana forment depuis des décennies un attelage insolite, chargé par le Département de nettoyer la Seine et ses berges, d’entretenir les promenades basses et de préserver la biodiversité le long de ce corridor écologique.
Les dernières brumes matinales cèdent la place à un jour humide et gris. Depuis deux heures le Bélénos progresse dans le sens du courant, vers Nanterre. À l’avant, un tapis roulant tourne sans relâche en quête d’embâcles à happer au fil de l’eau, réceptionnés en bout de parcours dans de grandes bennes. « Pour l’instant, c’est assez propre, on est sur la partie la plus sauvage, il y a surtout des débris végétaux, commente le capitaine, Rémi Delorme. En amont, c’est plus urbanisé et la Seine charrie davantage de déchets. » Aérosols, bidons usagés, emballages en verre, plastique ou polystyrène font partie de l’ordinaire du bateau nettoyeur. Les uns ont pu contenir des produits toxiques qui se diffusent dans l’eau alors que les autres mettront des décennies à se dégrader. Quant aux débris végétaux, ils s’accumulent sur les berges et se mettent en travers des bateaux. Pour dégager les plus imposants comme cette énorme souche prête à partir à la dérive, l’équipage a recours à la pince à grume. À une toute autre échelle, l’outil en acier évoque ces attrape-peluche qu’on trouve dans les fêtes foraines. Cette même araignée d’acier permet de repêcher les déchets au fond du fleuve, à l’aveugle. Là encore, à ce jeu les mariniers sont rarement perdants : « À force, on connaît les coins. En ville on trouve des caddies, des vélos électriques, des trottinettes. Ici les gens se débarrassent plutôt de gravats, de sacs de plâtre, de ferraille. » Démonstration à proximité avec « l’exhumation » en quelques minutes de câbles, de morceaux de ferraille et enfin d’une carcasse corrodée. « À coup sûr une moto volée », décrète Rémi Delorme, fataliste. Dans le même registre, il n’est pas rare de remonter à la surface des coffres-forts…
Trois jours par commune
Péniches et barges saluent le Bélénos comme l’un des leurs. Ce catamaran qui sillonne le fleuve depuis plus de quarante ans, doit son nom à une divinité gauloise des eaux. Avec ses vingt mètres de long sur cinq de large « c’est un jouet, facile à manier » sourit le second, Sylvio Creus, qui a connu la navigation sur des « pousseurs » quatre fois plus grands. Le Département, seule collectivité francilienne à assurer cette mission depuis 1980, en vertu du schéma départemental de la Seine et de ses berges, en a confié l’exécution pour la période actuelle à Vinci Constructions maritimes et fluviales (VMCF). Unique mais vaste terrain d’intervention, la boucle de Seine alto-séquanaise, de Rueil-Malmaison à Issy-les-Moulineaux et Boulogne-Billancourt, soit soixante-six kilomètres de berges dont quatre îles, dans dix-sept communes riveraines de la Seine. « Le Bélénos intervient en moyenne trois jours par commune et par trimestre, précise Alain Pallot, qui, au Département, fait l’interface avec le prestataire. Deux fois par trimestre, des interventions sont également programmées en bordure des parcs départementaux ». Quatre d’entre eux donnent sur la Seine : les parcs départementaux de l’Île Saint-Germain, à Issy-les-Moulineaux, des Chanteraines, à Gennevilliers et Villeneuve-la Garenne, et enfin Pierre-Lagravère à Colombes et du Chemin-de-l’Île, à Nanterre.
Depuis 2005 le Bélénos tracte un « petit frère », le Sequana, moitié moins grand et au moindre tirant d’eau (hauteur de la partie immergée, Ndlr). Un « passe-partout » détaché pour des opérations au plus près des berges – idéal pour « se faufiler dans les endroits encombrés de câbles ou de réseaux comme aux environs des bateaux logements » -, et pour le nettoyage des promenades basses, encombrées et envasées après les crues hivernales. Les quantités de déchets récoltées, entre trois et quinze tonnes par semaine, varient beaucoup au gré des phénomènes naturels, crues mais aussi orages qui peuvent submerger en un instant les égouts. « Certes il en y a plus en hiver, juge Rémi Delorme. Mais on travaille toute l’année, cinq jours sur sept. Au printemps et en été, par exemple, il y a beaucoup de désherbage sur les berges et de rejets végétaux à enlever ; quant à l’automne, c’est une saison intermédiaire. »
Corridor écologique
Au loin, le pont de l’A14 est noir de monde. « Les embouteillages », soupire Sylvio Creus. Sur le fleuve au contraire, c’est la quiétude. À l’exception, çà et là, de quelques enrochements destinés à briser les remous, les berges sont restées naturelles et les oiseaux – bernaches du canada, cygnes, cormorans, hérons – semblent ici chez eux. Près de la vis d’Archimède qui alimente en eau le parc départemental du Chemin-de-l’Île, des branchages se sont accumulés. « La vis a tendance à aspirer les impuretés. Sans intervention de notre part elle risquerait de se bloquer », explique Alain Pallot. Puis le cabotage se poursuit rive gauche le long de la Promenade bleue, appréciée des piétons et cyclistes. En face, sur l’île Fleurie, ce sont les Yvelines et le Bélénos ne franchira pas ligne de partage des eaux. « On n’intervient que dans les Hauts-de-Seine, sauf en cas de situations exceptionnelles, comme par exemple une pollution aux hydrocarbures, ce qui est extrêmement rare », rappelle le chargé d’opérations du Département. Bientôt clapote une frayère à poissons, objet de toutes les attentions. Tandis que le capitaine, donnant de la voix autant que de la corne de brume, dirige les opérations, le second et le matelot, Lionel Etancelin, utilisent le Sequana comme marchepied pour mettre pied à terre. Un bidon en plastique, des bouteilles, des emballages de chips et de gâteaux et un vieux sac à dos sont enlevés. « Il y a une plage un peu plus haut. Les déchets abandonnés sur place sont ramenés par le courant », explique Sylvio Creus. Hors période de nidification, une brigade d’éco-cantonniers assure, en coordination avec le Bélénos, l’entretien de la végétation environnante. Comme cette frayère à poissons, une partie des berges alto-séquanaises sont classées « espace naturel protégé » et réclament un traitement particulier. Avec la lutte contre la pollution et le maintien de l’accessibilité, la protection de la biodiversité est une mission à part entière des bateaux nettoyeurs, le fleuve jouant un rôle de corridor naturel pour de nombreuses espèces, animales ou végétales.
Objectif 2024
En fin de journée, les bennes, pré-triées à bord par l’équipage, qui sépare déchets verts et industriels, reviennent à leur point de départ, à Gennevilliers ou Suresnes. « Tout dépend du secteur d’intervention du jour. On essaie de rationaliser les tournées pour éviter de trop longues navigations », précise Rémi Délorme. De là, les déchets verts sont acheminés vers une plateforme pour être intégralement valorisés : troncs et branches sont broyés et les copeaux réemployés sous forme de mulch destiné à l’entretien des plantations tandis que le restant sert à élaborer du compost, utilisé pour enrichir les sols. La grande majorité des déchets industriels aura également une seconde vie. Ainsi va le cycle, sans cesse renouvelé, du grand nettoyage de la Seine et de ses berges.
Pourtant les temps changent. Ces dix dernières années les quantités collectées sont en baisse de 40 %, avec 190 tonnes au compteur en 2020 contre 330 environ en 2010. « C’est comme quand vous faites le ménage. À force d’entretenir régulièrement les mêmes endroits, la saleté diminue ! » sourit Alain Pallot qui trouve aussi l’eau « beaucoup plus claire ». Comme l’équipage du Bélénos, il veut croire à une baignade en Seine pour les Jeux dans trois ans. Le Département fait partie du Comité Paris 2024 sur la Seine baignable, instance qui prévoit deux sites de baignade en limite des Hauts-de-Seine, le long du bois de Boulogne et de l’île Saint-Denis. Les bateaux nettoyeurs sont une action parmi d’autres au service de cette ambition olympique. Dans le cadre du schéma départemental d’assainissement, de nombreuses mesures sont ainsi déployées pour éviter que des eaux polluées n’atteignent le fleuve, comme la gestion des eaux pluviales à la parcelle, la mise en conformité des branchements au réseau d’assainissement ou encore l’automatisation des déversoirs d’orage.
Pauline Vinatier
