Économiste, Franck Lecocq est l’un des coauteurs du dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), il est intervenu à l’occasion de la semaine du développement durable lors d’une conférence organisée par le Département et l’université Paris-Nanterre. Selon lui, la question climatique doit désormais infuser l’ensemble de l’économie et des politiques publiques.
Dans son dernier rapport, le Giec utilise le terme « d’atténuation », pour désigner la nature des politiques climatiques à mener. Pourriez-vous nous en donner une définition ?
FL L’atténuation recoupe toutes les actions possibles pour réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) comme, par exemple, la limitation de l’usage des combustibles fossiles, le déploiement de technologies propres, l’accroissement de notre efficacité énergétique, l’adaptation de nos infrastructures ou les changements dans nos modes de vie…
Quel est le scénario aujourd’hui privilégié concernant le réchauffement climatique ?
FL Si aucune mesure supplémentaire en faveur du climat n’est prise à l’échelle globale, les courbes d’émission de GES ne devraient pas augmenter de façon franche, mais ne risquent pas, pour autant, de diminuer. À l’horizon 2100, le réchauffement de la planète devrait atteindre +3°C. Un été comme celui que l’on vient de vivre deviendrait un été normal d’ici 2050 et même un été supportable par rapport à ceux de 2100. Le régime des pluies changerait lui aussi, sans augmentation globale des précipitations, mais avec une alternance de sécheresses et de fortes précipitations.
Ce changement climatique aurait aussi des répercussions économiques. Peut-on d’ores et déjà les caractériser ?
FL Il faut prendre en compte la combinaison des effets à la fois ponctuels et permanents du réchauffement. Des secteurs économiques comme l’agriculture, la construction ou le tourisme, très dépendants du climat, devront durablement s’adapter. L’activité économique devra aussi faire face à des épisodes climatiques extrêmes, comme des tempêtes ou des inondations, dont les dégâts se chiffrent parfois en milliards. À cet égard, les projections sur le rapport coûts/bénéfices d’un investissement massif dans la lutte contre le changement climatique tournent en faveur d’une politique ambitieuse de réduction des gaz à effet de serre.
À quel point la transition écologique va-t-elle bouleverser le marché du travail ?
FL Selon les études qui traitent de la question, les destructions d’emplois dans les secteurs carbonés et leurs créations dans l’économie verte devraient s’équilibrer. Le bilan est même légèrement positif. Néanmoins, la transition devra être parfaitement conduite. Si aucune solution n’est offerte à ceux qui perdent leur travail, on risque des conflits sociaux majeurs… C’est donc à la fois un enjeu pour la formation professionnelle mais aussi pour l’aménagement du territoire puisque certains bassins d’emploi sont appelés à migrer d’un territoire à un autre. Les Départements, qui mènent déjà une action en faveur de l’insertion professionnelle, ont donc un rôle à jouer dans ce défi immense.
Un été comme celui que l’on vient de vivre deviendrait un été normal d’ici 2050
Pour atteindre l’objectif de l’accord de Paris de 2015, qui visait à limiter le réchauffement en-deçà de 2° d’ici 2100, les solutions existent-t-elles ou sont-elles encore à inventer ?
FL Globalement, le rapport indique que nous disposons aujourd’hui des outils qui permettent – s’ils sont employés à l’échelle de la planète – de réduire les émissions de GES de moitié à l’horizon 2030. Mais cesser de produire de l’électricité en brûlant du gaz, du charbon ou du pétrole, est un préalable insuffisant. En plus du déploiement de technologies, il faudra agir sur tous les leviers. La question climatique infuse l’ensemble des pans de l’économie et des politiques publiques tels que les chaînes logistiques, les déplacements domicile-travail ou les modes de consommation…
Les politiques climatiques déjà engagées portent-elles leurs fruits ?
FL Ces dernières années, les scientifiques ont observé un ralentissement des rejets de GES. Ceux-ci ont augmenté moins vite entre 2010 et 2019 qu’entre 2000 et 2010. Nous pouvons attribuer une large part de cette amélioration à la mise en place de politiques en faveur du climat. Aujourd’hui, la moitié des émissions rejetées dans le monde sont sous le coup d’une réglementation, cependant pas encore assez restrictive à ce jour pour inverser une tendance toujours haussière.
Quels sont les freins à l’avènement d’un monde bas carbone ?
FL Le rapport décline les obstacles à la réduction des GES. Parmi eux, figure le financement de la transition écologique. Le problème n’est pas tant le manque de moyens que le fléchage de l’argent disponible vers la réduction des émissions, plutôt que vers d’autres activités. Nous devrions y investir entre trois et six fois plus que nous ne le faisons aujourd’hui et, dans le même temps, réduire nos subventions aux énergies fossiles qui s’élèvent à plus de 400 milliards de dollars par an à l’échelle mondiale.
Le rapport évoque l’essor des acteurs non-gouvernementaux dans la lutte contre le changement climatique. Quelle place peuvent occuper les collectivités locales ?
FL Jusqu’il y a peu, les politiques climatiques étaient largement du ressort des États. D’autres acteurs s’impliquent désormais, comme les collectivités locales, les filières économiques… Une politique ambitieuse en faveur du climat peut avoir un rôle de catalyseur dans la sensibilisation et la prise d’initiatives. Compte tenu de leurs compétences, les Départements disposent de plusieurs leviers. Par exemple, ils sont à la fois propriétaires et maîtres d’ouvrage pour la construction et la rénovation de bâtiments publics. Par ailleurs, le rapport souligne les difficultés de coordination entre les différents acteurs non-gouvernementaux. Le Département est un échelon pertinent pour mettre tous les acteurs locaux autour de la table et faire avancer les choses.
Le rapport met aussi l’accent sur le rôle déterminant des zones à forte densité urbaine dans la transition écologique…
FL Les zones fortement urbanisées concentrent la richesse, les compétences techniques et les capacités d’action et d’innovation. Elles possèdent la faculté de se transformer de l’intérieur, de passer aux mobilités douces, de développer les espaces verts, d’aménager différemment les cycles de vie, pour limiter leur vulnérabilité au changement climatique et leur pression sur l’environnement. Les territoires urbains importent aussi beaucoup de marchandises venues de l’extérieur. Un meilleur contrôle de leur provenance et de leur empreinte environnementale pourrait, par exemple, avoir un impact significatif sur le climat.
Au rayon des idées reçues, la digitalisation est souvent perçue comme un remède écologique contre le gaspillage. Le rapport rappelle que la digitalisation peut aussi être source de pollution…
FL On peut imaginer une digitalisation propre, comme une digitalisation qui l’est beaucoup moins. Tout dépend de la manière avec laquelle on digitalise un environnement. Entrent en ligne de compte la quantité de données stockées, la provenance de l’électricité pour alimenter les serveurs ou encore la pollution générée par la fabrication du matériel informatique. C’est un enjeu à ne pas ignorer, puisque le numérique représente une part croissante dans la demande totale d’énergie et l’empreinte carbone des fermes de données n’est pas négligeable.