Le Département initie chaque année les élèves volontaires aux techniques de l’art oratoire et les prépare aux prises de parole qui vont jalonner leur scolarité et leur vie professionnelle.
Mi-pin-up, mi-boxeur, « Rosie la Riveteuse », fichu rouge et bleu de travail, contracte le biceps comme si l’issue de la guerre en découlait. Iconique, cette exaltation de l’Américaine au travail a beau dater de 1943, l’affiche de propagande crispe encore les débats. « C’est l’incarnation de la femme forte », argue Cheick, après un coup d’œil sur son pense-bête. Pas dupe, Camille réplique : « Sauf qu’après la guerre, on les a empêchées de travailler. » Ce « Popeye » au féminin véhicule-t-il des clichés sexistes ? Partagés, les arbitres refusent de trancher… Autrefois modèles de féminité, Cendrillon et Lara Croft font en revanche les frais des nouvelles mentalités : Tomb Raider, « hypersexualisée », leur semble aussi datée que l’héroïne de Perrault, dépeinte en « femme au foyer » sous l’emprise du prince charmant… Cette joute verbale au format vidéo a été tournée dans le studio du collège Anne-Frank à Antony, récemment rénové par le Département. Ce « stéréoquizz » devait répondre à une énigme digne du bac de philosophie : « Les médias renforcent-ils les stéréotypes ? ».
Chacun aura forcément son avis. « De leur côté, on peut dire qu’il y avait consensus, se souvient Christelle Pierron, leur professeure principale. À défaut d’avoir des opinions divergentes, il a donc fallu jouer sur les ambiguïtés de nos supports de réflexion. » En tant que référente égalité filles-garçons, l’enseignante de mathématiques transmet des clefs historiques et des rappels à la loi sur ce sujet délicat. « On leur transmet surtout les codes de la discussion et du dialogue. Eux, si prompts à donner leur avis dans des formules lapidaires, ont dû cette fois soigner leurs tournures et s’écouter les uns les autres. » Tolérer la contradiction n’est pas chose facile, quand on est jeune, et qu’on aime avoir le dernier mot… « J’en ai tiré toute sorte de connaissances techniques, dit Cheick. Plus tard, si j’ai besoin de tourner une vidéo, je saurais quel matériel employer. »
ACCOMPAGNEMENT PROFESSIONNEL
Partis en croisade contre les médias, n’ont-ils pas eux aussi été joués par la caméra ? « Construire une vidéo implique du montage, rappelle Christelle Pierron. Ce débat leur a donc aussi apporté un recul sur les biais qu’ils ont pu véhiculer par leur façon de filmer… » Grâce à leur mise en scène quasi professionnelle, ces collégiens ont reçu le Grand Prix de la vidéo de la 4e édition des Rencontres de l’Éloquence, en juin dernier. « Ce projet, proposé aux collèges et aux écoles volontaires du Département, permet aux élèves de bénéficier de l’accompagnement de professionnels pour leur apprendre les techniques de la prise de parole en public, explique Chloé Davy, directrice adjointe du pôle Éducation au Département. Il s’agit ainsi de favoriser leur insertion professionnelle et sociale, en leur permettant d’améliorer leur expression orale et de développer leur confiance en soi. » Quatre temps forts marquent cette initiation à l’art oratoire : la réalisation d’une capsule vidéo, des ateliers d’éveil à la prise de parole, une restitution finale et, pour les grands gagnants, un cours de théâtre.
Quelques semaines ont passé et le petit groupe d’Anne-Frank se retrouve au CDI, là où le « club média » a enregistré plus tôt le message de leur marraine, Laura Péronnin, arbitre internationale de hockey sur glace au parcours inspirant. « Nous avons déjà perfectionné leur cohésion de groupe, avec des jeux d’impro’, un travail sur la voix, le regard, l’expression scénique…, explique Trané Keziah, animateur chez Eloquentia, une association qui œuvre pour l’émancipation des jeunes par la prise de parole. Aujourd’hui, on va les coacher sur la prononciation du discours qu’ils ont préparé. » Un quiproquo s’est-il installé ? Reste que les collégiens, venus sans rien, parlementent, s’offusquent, argumentent… et finissent par convaincre le corps enseignant : ce jour-là, il était convenu de structurer leur discours et rien d’autre. Sans s’en rendre compte, auraient-ils fait preuve d’éloquence ? « Si l’on veut être éloquent, il faut d’abord être sincère, dit Paolo Ahmed-Sheikh d’Eloquentia, qui est partenaire du dispositif aux côtés des Ateliers Canopé et de La Joute de Vinci. Il est même possible de défendre une position qui n’est pas la sienne, en restant honnête. »
RIRE DES STÉRÉOTYPES
Avant d’entamer la rédaction, une trame leur est soumise à titre indicatif : exorde, narration, argumentation et réfutation doivent idéalement se conclure par une péroraison. « Une blague, une punchline, un poème, une citation et pourquoi pas un geste, un silence… Il est possible de capter l’attention de multiples façons », leur enseigne aussi Trané Keziah. Convoquant en creux les rhéteurs de l’Antiquité, le triptyque ethos, pathos, logos leur fournit les trois ingrédients d’un discours épatant. « Il s’agit d’être à la fois cohérent et de mettre de l’émotion, sans oublier de bien présenter, de regarder son public… », a retenu Camille. Il leur faut encore composer l’argumentaire et cette fois répondre à une autre question, venue cranter la discussion : « Peut-on rire des stéréotypes ? ». « Le sujet leur parle, dit Christelle Pierron. C’est un public hétérogène, ces jeunes ont l’habitude de s’envoyer des piques, mais si elles en sont truffées, c’est toujours pour en rigoler ! » Qu’en pensent les intéressés ? : « Les stéréotypes, on peut en plaisanter avec ceux qui cautionnent ce genre d’humour. La limite, c’est de heurter leur sensibilité », pense le groupe, à l’unanimité.
Pour consolider sa vision, il n’est pas interdit d’enrichir ses connaissances en se documentant. « Ils n’ont pas forcément ce réflexe, alors en tant qu’adultes, nous les accompagnons sur ce volet, de façon qu’ils dépassent les frontières de leur expérience personnelle », indique Christelle Pierron. Si le charisme fait souvent mouche, les plus timides peuvent compter sur d’autres atouts. « Certains font des activités extra-scolaires comme le théâtre, d’autres ont plus de dispositions pour l’argumentation, a remarqué Paolo Ahmed-Sheikh. Il est intéressant de leur montrer que les plus craintifs ont parfois des arguments plus solides que les extravertis, et comment ses deux profils peuvent s’enrichir mutuellement. » En juin, lors de la restitution au théâtre de Suresnes Jean-Vilar, les participants pouvaient affronter le trac de la scène en groupe mais aussi en solo. Une épreuve inédite, remportée haut la main par Samuela, montée au créneau contre le racisme. « On n’éradiquera jamais les stéréotypes, estime la jeune fille, qui mise plutôt sur les petites victoires contre le pire. Lutter peut aussi vouloir dire atténuer, diminuer, apaiser… »
Comme elle, les porte-paroles de chaque classe ont été amenés à traiter la thématique sous l’angle de la plaidoirie ou du réquisitoire. Et au jeu de l’éloquence, une salle difficile, voire remuante, ne peut que rendre le défi plus intéressant. « Les élèves et les enseignants sont attachés à ce rendez-vous organisé en étroite collaboration avec l’Éducation nationale, explique Nathalie Léandri, vice-présidente chargée de l’Éducation et du Numérique éducatif. L’éloquence est une qualité importante pour leur réussite scolaire, notamment en vue du grand oral du baccalauréat. » Les stéréotypes peuvent-ils être positifs ? « Les idées reçues classent les gens par catégories, ce qui permet de mieux comprendre le chaos de notre société », s’entend-on dire, pour en fait mieux dénoncer la faiblesse de ce raisonnement facile. Peut-on tous être les victimes des stéréotypes ? « En temps de guerre, on caricaturait surtout l’ennemi, pour inciter à la peur et à la haine », rappelle-t-on aussi.
THÉÂTRE D’IMPROVISATION
Entourés du jury, les orateurs ont trois minutes pour convaincre. Peu importe le résultat, « ce travail leur apprend le dépassement de soi et le courage d’incarner en public un discours et des idées », souligne Chloé Davy. Puis, profitant des délibérations, un duo d’acteurs investit la scène et improvise quelques saynètes, pour le plus grand plaisir d’un public tenu en haleine. Sans préparation, sur un thème joué à la façon de Molière ou de la science-fiction, les jouteurs donnent un avant-goût de ce qui les attend les grands gagnants… « Les lauréats du concours participent sur ce modèle à une demi-journée d’atelier, où deux de nos comédiens leur transmettent nos outils et nos gymnastiques de cerveau, explique Félix Philippart, comédien de La Ligue majeure d’improvisation. C’est une discipline émettrice autant de valeurs humaines qu’artistiques, puisqu’il s’agit d’écouter l’autre – l’information utile pour rebondir se trouve souvent en fin de réplique – et d’accepter de coconstruire une histoire, en faisant le deuil de ses idées de départ… » Au collège Bartholdi de Boulogne, coup de cœur du jury, chacun est ainsi invité à contribuer selon sa personnalité et ses capacités.
Sur le thème de « La valise », jouée en trois minutes à la manière d’un film d’espionnage, l’équipe des « Gaulois » s’enlise d’abord autour d’un complot gouvernemental. « Prenez le temps d’installer les situations, occuper bien l’espace et faites des entrées franches, en divulguant votre identité », leur souffle le coach Olivier Descargues, maillot d’arbitre sur le dos. Kazoo à la commissure des lèvres, l’entraîneur de l’équipe de France professionnelle siffle les fautes de procédure, les lenteurs et les rudesses de jeu. « C’est une classe éveillée, cultivée et participative. Peu à peu, ils ont pris confiance en eux, on l’a même vu avec les élèves étrangers (la classe accueillait une Thaïlandaise, deux Américains et un Saoudien, Ndlr) qui, pour certains, se sont pour la première fois exprimés en français. » Bientôt, leur talent éclate et suscite l’hilarité générale. Comme dans cette scène où une brochette d’élèves se transforme en merguez parlantes, gigotant sous le feu des braises. Samuel, 14 ans, en redemande. Lui et quelques autres se renseigneront même pour savoir, dans leur ville, où et comment passer sur le gril de l’improvisation.
L’éloquence, une passion…