CD92/Stéphanie Gutierrez-Ortéga
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UN TICKET POUR UNE GARE CATHÉDRALE

Il aura fallu sept années de travaux titanesques pour mettre en réseau La Défense et la prolongation vers l’Ouest de la ligne E. La promesse d’une autre expérience du RER.

Par un escalier mécanique, le voyageur est entraîné vingt mètres sous la dalle : soit approximativement au niveau de la mer. « De là, on commence à être dans l’atmosphère… », murmure Jean-Marie Duthilleul, à qui l’on doit cette séance de plongée souterraine. Au-dessus de sa tête, ce qu’il a baptisé les « formes blanches » donnent au nouveau venu un avant-goût de ce qui l’attend… Une gare RER pas tout à fait ordinaire ! « Habituellement, on laisse le béton brut, dit l’architecte. Sauf qu’ici le sous-sol était si chaotique, qu’un habillage des plafonds s’est imposé de lui-même. » Ce coffrage design et cossu, que l’on retrouve en sortie et en correspondance, sert opportunément de support au passage des réseaux : sonorisation, ventilation, éclairage. Achevant sa course, l’escalator amène un autre élément de surprise de l’architecte : un sol en parquet. « Ces lames en fibres de bambou offrent une alternative aux bois exotiques et préservent ainsi la forêt primaire », observe Jean-Marie Duthilleul.

La station offre des  perspectives aussi monumentales qu’intuitives sur ses correspondances et ses sorties.© CD92/Stéphanie Gutierrez-Ortéga

« ESPACES POÉTIQUES »

Un décorum agréablement déroutant, impression qui s’accroît en cœur de gare, avec ce qui fait la chaleur et la luminosité de la composition finale : plafond latté de bois, lustres inspirés du métro de Moscou, parements inox façon descente de rideaux, un clin d’œil aux miroirs déformants du Jardin d’Acclimatation de son enfance… « L’idée était de donner des espaces très qualitatifs, conçus comme un tout », se souvient Aurélie Carnel, directrice du projet de la gare pour le compte de la SNCF. « Nous sommes sortis du schéma traditionnel des stations RER, afin d’offrir une autre expérience de l’attente en gare, ajoute Jean-Marie Duthilleul, également retenu pour les stations Porte Maillot et Saint-Lazare sur la ligne E. À chaque fois, il s’est agi de faire converger des transports lourds dans des espaces poétiques. C’est ce rééquilibrage qui permet d’édifier des gares, dont les machines se mettent au service des gens et non l’inverse. » Dans cette architecture des profondeurs, conçue comme un « foyer d’opéra » où la « foule est mise en scène », le RER devient ce prétexte « dont ont besoin les gens pour se rencontrer ». À l’exemple d’une « scène charmante », dont il fut le témoin : des retrouvailles entre deux vieilles connaissances qui, croisées au détour d’un escalier, renouaient les liens.

PLUS ENCORE QUE LE PARTI PRIS ESTÉTIQUE, C’EST D’ABORD L’IMMENSITÉ DES VOLUMES QUI  INTERPELLE LE VISITEUR

TOUR MONTPARNASSE COUCHÉE

Plus encore que le parti pris esthétique, dont les occurrences rejaillissent jusque dans la galerie commerçante du Westfield, c’est d’abord l’immensité des volumes qui interpelle le visiteur. « Entre nous, on dit souvent que l’on a couché la tour Montparnasse en sous-sol, confie Aurélie Carnel, en mimant de ses bras écartés les 225 mètres du gratte-ciel, égaux à la longueur du quai. Celui-ci, mutualisé pour desservir les deux directions, n’est pas dimensionné pour les flux du quotidien, mais pour encaisser un report massif du RER A en cas d’incident de trafic. » Ces contraintes fonctionnelles expliquent-elles la vertigineuse hauteur sous plafond, creusée à 34 mètres de profondeur, à la verticale du Cnit ? Aurélie Carnel élucide la première raison : « Le choix de cet emplacement et de cette altimétrie se justifie par la nécessaire insertion dans le site des deux tunnels, entre les fondations profondes des tours ». À ceci, s’ajoute une quête louable de confort et de bien-être, couplée à une raison de sécurité qui rappelle la conception des gares anciennes.

L’alimentation des trains a été confiée à une caténaire rigide, dont la rupture n’interrompt plus le trafic.© CD92/Stéphanie Gutierrez-Ortéga

100 000 TONNES

Car si au XIXe siècle, les gares se dotaient de halls d’envergure, à la gloire du progrès, c’était aussi pour évacuer les étouffantes vapeurs de locomotives. Or, le passage au tout-électrique n’a pas fait disparaître le risque d’incendie : « S’il y a tant d’espace en hauteur, c’est que nous avons fait le choix de rejeter les installations de désenfumage sur les côtés, derrière les miroirs inox », révèle Jean-Marie Duthilleul, pointant à l’appui de sa démonstration les grilles d’aération au mur. En manque de place, il a quand même fallu investir les cinq à six mètres du sous-quai. « Entre les chaudières, la vache à eau, les armoires électriques et de traitement d’air, c’est toute une vie technique qui échappe à la vue du voyageur, explique Armelle Lagrange, directrice de la communication pour Eole. Ainsi, sur les soixante colonnes monumentales qui soutiennent les 100 000 tonnes du Cnit, à peine une vingtaine sont restées visibles. » Au commencement de ce chantier de longue haleine, pas épargné par la crise sanitaire, ne demeurait qu’une épaisse couche de terre. Tout l’enjeu de la « reprise en sous-œuvre » fut de soutenir le Cnit et sa voûte historique, bardée de capteurs, le temps d’excaver et de reposer le bâti sur ses nouvelles fondations définitives. Il s’agit des fameuses colonnes soutenant une dalle de béton, qui atteint deux mètres cinquante d’épaisseur sous les retombées de poutres !

Diplômé des Ponts & Chaussées, Jean-Marie Duthilleul est l’auteur d’une trentaine de gares TGV, dont celles d’Aix et de Marseille.© CD92/Stéphanie Gutierrez-Ortéga

TOURISTES ET CURIEUX

« Depuis le parking du Cnit, ont d’abord été coulés des micropieux provisoires, montés sur vérins électroniques, explique Armelle Lagrange. Le poids de l’édifice, resté en exploitation tout du long, n’étant pas le même à vide et en journée, un ordinateur venait compenser » les prises et pertes de charge. Un tour de force d’autant plus insolent que cette méthode n’avait jamais été expérimentée à pareille échelle. « Les entreprises de sous-œuvre savaient étayer pour quelques mètres de surface, mais pas avec un tel poids au-dessus de la tête…, se souvient Aurélie Carnel. On a globalement utilisé les techniques et machines existantes, et fait en sorte que le chantier reste imperceptible aux habitants, en limitant les vibrations notamment. » Touristes et amoureux des ouvrages d’art d’exception ne s’y sont pas trompés, ils s’y pressent depuis son ouverture au public en mai dernier. « Je tombe régulièrement sur des badauds venus spécialement la découvrir, confie Aurélie Carnel, émue comme l’architecte par ces témoignages d’intérêt, pour un projet marquant durablement une carrière. C’était flagrant la première semaine, et même touchant. Les gens s’approprient ce qu’on a construit et cela donne du sens ». Avec plus d’une dizaine de gares à son actif, Jean-Marie Duthilleul, blanchi sous le harnais, acquiesce : « Ce qui me fait plaisir, c’est d’aider ainsi les gens à s’installer dans l’espace. » Avant d’attraper le dernier train pour Paris qui entre en gare : « C’est vraiment pas mal ici, je serais bien resté ! »

Nicolas Gomont

EOLE MONTE EN PUISSANCE

Désigné comme « le plus grand projet ferroviaire au monde » en 2023, le prolongement vers l’Ouest du RER E depuis la gare Saint-Lazare a bénéficié du soutien majeur du Département, qui a apporté deux contributions d’un montant total de 220 M€. La ligne est en service depuis l’été en heures creuses uniquement. D’ici la fin de l’année, la réception de nouvelles rames RER NG, rodées et fiabilisées, va permettre à la SNCF d’accroître l’offre de transport avec un train toutes les quatre minutes en heures de pointe contre un train toutes les six minutes en heures creuses.

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