Lauréat du Prix « Made in 92 », Apollo Wooden Wheelchairs veut dynamiser le segment du matériel médical, grâce à une gamme de prototypes en bois, faisant rimer mobilité et dignité des personnes handicapées.
Tout est parti d’un défi personnel, que Paul de Livron lance en boomerang à tout un secteur. « Cela faisait dix ans que j’étais en fauteuil, soit assez longtemps pour identifier les défauts de ces équipements, explique l’entrepreneur, qu’une chute dans les calanques a privé de l’usage de ses jambes à 21 ans. Alors, je m’étais promis qu’un beau jour, je fabriquerais mes propres fauteuils ! » Vite revenu de ses expériences salariales, le jeune ingénieur apprécie l’aventure professionnelle en solitaire, qui lui accorde la latitude nécessaire pour « s’éclater, en développant ses propres idées » – et notamment celle du fauteuil roulant, qui rejaillit incidemment au détour d’une visite dans la menuiserie d’un parent. Tirant profit du 6e sens des scouts pour la débrouille, Paul de Livron modélise informatiquement, puis façonne de ses mains un premier prototype. Défi relevé : le dénommé Apollo I assure un premier décollage réussi pour son initiative, lancée en février 2022. De type « fermé », ce fauteuil est doté d’une armature en contreplaqué de bois renforcée. L’essai sur route révèle un effet collatéral insoupçonné, soulevant un enjeu de bien-être et de dignité des personnes en situation de handicap.
Repenser les codes
Car dans les transports en commun, il suscite soudain l’intérêt de ses contemporains : « On me demandait où j’avais dégotté mon fauteuil. Une dame m’a même dit que j’étais beau ! », s’étonne encore le jeune homme. C’est parce que la noblesse du bois, alliée à la bonne facture de l’ouvrage, brise l’indifférence, quand l’apitoiement ou les bons sentiments l’emportent encore trop souvent. « Généralement, on met l’accent sur nos difficultés de circulation, parce qu’elles, elles peuvent être corrigées, relève-t-il. Le regard des autres en revanche, on s’imagine qu’on ne peut rien y faire… » Persuadé de tenir la solution, il perfectionne son procédé de fabrication entre une grange familiale en Dordogne et un établi improvisé dans sa chambre à coucher, à plus de cinq cents kilomètres de là, dans une résidence de Bois-Colombes. Bridé par l’absence de local, il se garde de s’aventurer dans la confection à la chaîne de son petit deuxième, Apollo II. « Je suis plus un bureau d’études qu’un fabricant de fauteuil. L’idée, c’est surtout de trouver des partenaires industriels et d’inciter les fabricants de matériel médical à repenser leurs codes, en les orientant le plus possible vers la dignité de la personne. » Au passage, il égratigne un secteur comme sclérosé, où l’innovation se fait absente malgré d’imposants tarifs de vente, injustifiés à ses yeux : « les premiers prix pour un fauteuil haut de gamme avoisinent les 4 000 ⇔, et grimpent jusqu’à 9 000 ⇔ pour un fauteuil en titane de sport », déplore-t-il ainsi. Avec son galbe et le bois comme atout de charme, Apollo deuxième du nom entend éclipser ses rivaux, pour qui le maître-mot « efficacité » se réduit le plus souvent à de simples tiges de métal soudées, dépourvus de cachet.
Un fauteuil sur mesure
Plus encore, sa jeune société – Apollo Wooden Wheelchairs – revendique la création du marché des « fauteuils roulants d’intérieur » et envisage la déclinaison de toute une gamme, pouvant s’étendre du « fauteuil Louis XV » au fauteuil de sport – d’escrime ou de danse par exemple.« Apollo II, c’est un peu le fauteuil des grandes occasions, pour aller au travail, à une cérémonie ou simplement pour la maison, dit-il, appuyant au passage une réflexion qui tombe sous le sens. Quand il pleut et que l’on rentre chez soi, il est aberrant de ne pas pouvoir changer de fauteuil comme on change de souliers… » Pour aller plus loin encore, Paul de Livron imagine déjà rompre avec la logique du « prêt-à-rouler » et penche pour une conception sur mesure de série, de manière à « trouver fauteuil à son gabarit ». Pour cela, rien de plus simple : après collecte des mensurations, les données théoriques sont actualisées « en une fraction de seconde » par un tableur informatique. Largeur de l’assise et taille du dossier s’ajustent ainsi à l’anatomie, à la posture et à la musculature de l’acquéreur. Grâce à un logiciel de conception assistée par ordinateur (CAO), l’ingénieur paramètre ensuite une nouvelle maquette en trois dimensions, qu’il scinde en une quinzaine de « tranches », technique facilitant la découpe à la surface de chaque planche. Entaillées au moyen d’une fraiseuse pilotée par ordinateur, ces « tranches » sont d’abord mises bout à bout, puissamment collées puis rangées sous presse. Une opération délicate, facilitée par l’introduction – et c’est là que réside son innovation – de deux tubes métalliques autrefois brevetés. Faisant office d’essieu, ces tiges permettent d’aligner les strates de bois et sertissent l’ensemble dont elles ratifient la solidité.
L’entrepreneuriat n’est pas qu’une histoire de levée de fonds.
Performance et légèreté
Après séchage, Paul de Livron dégrossit à la ponceuse les bords anguleux, gomme les imperfections et débarrasse ainsi la pièce obtenue de sa matière superflue. En guise de touche finale, sa surface reçoit un badigeon de verni, qui fait reluire les zébrures si caractéristiques de son imputrescible contre-plaqué d’okoumé. Des évidements positionnés en quinconce, pour une répartition optimale du poids et des forces, ont préalablement été creusés, dans le but d’alléger la structure finale, qui se mue une fois achevée en un châssis monocoque de 7,1 kg sur la balance. « Chaque kilo de gagné permet d’économiser ses épaules », insiste Paul de Livron, des articulations « finalement assez fragiles ». L’entrepreneur a des vues bien arrêtées sur son modèle de développement et préfère tourner le dos aux banques pour garder une main souveraine sur son projet. « Le prix Made in 92 m’a été attribué au bout d’un long suspens, dit-il, en souvenir de la cérémonie finale du concours des jeunes entrepreneurs des Hauts-de-Seine (édition 2023). Pour moi, c’était 10 000 ⇔ comme tombés du ciel, dans la mesure où je tiens à lancer ma société sans contracter de prêt. J’espère ainsi montrer que l’entrepreneuriat n’est pas qu’une histoire de taux d’intérêts et de levées de fonds. »
Des kits de personnalisation
Paul de Livron se réserve toutefois quelques options pour monnayer son savoir-faire. Parmi elles, la vente de kits de personnalisation, astuce bon marché pour « pimper » les modèles les plus commercialisés. Dans l’atelier d’un sellier, une cure de jouvence attend ce matin un cobaye, déjà paré d’une paire d’accoudoirs en chêne, ce qui lui confère un agréable contact avec la matière. « C’est le meilleur allié de ma sœur qui, pour d’autres raisons que moi, est aussi utilisatrice. Pourtant, elle ne l’aime pas particulièrement. L’idée, c’est de les réconcilier en conférant au fauteuil un look plus féminin. » Une chasse aux pièces en plastique est d’abord ordonnée. En partie désossé, l’engin est ensuite confié aux mains expertes de Fulcran de Margon, l’artisan déjà sollicité pour garnir le « fauteuil du pape ». Orné d’une sellerie d’un blanc immaculé, bordée d’un tonique galon jaune vif, Apollo III a été livré au souverain pontife lors de sa visite à Marseille, en septembre dernier. Un tissu turquoise, « aux antipodes de ce que l’on pourrait imaginer sur un fauteuil médical », remporte cette fois les suffrages et l’engin est rentoilé, suivant un montage transposable sur n’importe lequel de ses congénères. « Ce type de projet me sort du quotidien, et puis la démarche derrière est vraiment belle, explique l’artisan, autrefois designer appelé à meubler un hôpital. Il a fallu du temps pour que l’on accepte d’y mettre de la texture, des couleurs autres que du blanc… Économiquement, le monde médical n’est pas encore incité à évoluer. » Mais gare à l’envol d’une nouvelle « fusée »…
Nicolas Gomont