« Il a fallu les Jeux de 1924 pour que la greffe prenne  »

CD92/Stéphanie Gutierrez-Ortéga

Michaël Attali, historien du sport et de l’éducation physique, a dirigé la publication d’Une histoire globale des sports olympiques (Atlande). Selon lui, les Jeux sont parvenus à traverser le temps, condamnés à une réinvention perpétuelle.

La France célèbre le centenaire des Jeux de 1924 à Colombes. Que représentaient-ils pour l’époque ?

MA Pour commencer, la reconnaissance de la vision du baron de Coubertin ! Jusqu’ici, des olympiades balbutiantes échappent à l’attention populaire et recueillent au mieux des entrefilets dans la presse, au dam de l’architecte de leur renaissance. Qui plus est, la pratique sportive est toujours un passe-temps aristocratique et grand-bourgeois, ce que corrobore la composition élitiste du Comité international olympique (CIO). Il a fallu les Jeux de 1924 pour que la greffe prenne, bien aidée par la Première Guerre mondiale et l’affirmation du sport moderne encouragée outre-Atlantique. Autre legs de poids, il va sans dire, le stade de Colombes (devenu depuis Stade départemental Yves-du-Manoir, Ndlr), l’arène mythique du sport français des décennies durant (voir notre entretien n°89).

C’est aussi en établissant des premières que ces olympiades vont forcer les portes de l’histoire...

MA Après être devenus des champions, les athlètes y deviennent des héros. Révélatrice de cette « starification » d’entre-deux-guerres est la figure de Johnny Weissmuller, nageur américain cinq fois médaillé d’or olympique et surtout premier homme à passer sous la barre mythique de la minute au 100 mètres (58,6 sec). C’est aussi la première fois que des sportifs, logés dans le premier village olympique de l’histoire, s’hyperspécialisent dans une discipline, sinon dans une distance à parcourir, au rebours de l’étoile désormais ternie de l’aristocrate polyvalent et désintéressé.

« Fair play, respect de l’amateurisme et esprit chevaleresque ». Que reste-t-il des principes fondateurs des olympiades modernes ?

MA Leur a survécu la croyance tenace en l’existence de valeurs consubstantielles au sport. Ces bienfaits essentialisés, la recherche scientifique les a depuis nuancés. À l’issue des Jeux de 1924 émaillés de débordements et qui vaudront au rugby à XV l’exclusion du programme olympique, des voix avaient déjà questionné le sport comme atout éducatif, à l’image de Georges Herbert et de son livre au titre éloquent : Le sport contre l’éducation physique. La persistance de cet imaginaire a toutefois permis d’accroître sa légitimité, au point de faire de l’institution sportive la dernière mythologie moderne pourvoyeuse de sens.

Jigoro Kano, père du judo contemporain, craignait la « standardisation » de son sport en intégrant les Jeux. À tort ou à raison ?

MA La règlementation, objet de luttes d’influence entre le CIO et les fédérations les plus puissantes, devint vite l’élément central du sport moderne et le lissage des pratiques un passage obligé pour l’établissement d’une règlementation commune à toutes les nations pratiquantes. Défendre ses particularismes, c’est s’engager dans un combat perdu d’avance, maintes fois vérifié avec l’équitation et le pentathlon moderne, historiquement sous la tutelle des militaires, la boxe promise à la gentrification, l’escalade aux dépens des tenants d’une pratique de plein air ou plus récemment, avec le skateboard, le surf et le breakdance, dans la crainte d’un assèchement de leur esprit originel. Mais, pour les fédérations, entrer dans le programme olympique relève du graal.

L’institution sportive est la dernière mythologie moderne 

Vous soulignez que les JO passionnent pour leurs grands vainqueurs, mais aussi leurs grands vaincus... Avec vous des exemples en tête ?

MA La finale du tournoi de basket-ball en 1972 durant laquelle les États-Unis perdent de justesse à la fin du temps réglementaire sur fond de guerre froide est un bon exemple de cette dramaturgie indissociable du succès médiatique des compétitions. Des athlètes plusieurs fois médaillées mondiales ne seront jamais championnes olympiques, comme la Jamaïcaine Merlene Ottey. C’est aussi le cas de la sprinteuse française Christine Aron, pourtant recordwoman d’Europe…

329 épreuves sont au programme des Jeux de Paris, contre 43 lors de la première édition en 1896, à Athènes. Comment expliquer cette inflation ?

MA Jusqu’aux Jeux de Stockholm en 1912, des sports apparaissent puis disparaissent, soulignant le bricolage des premières olympiades. À partir de 1924, le programme olympique ne connaît plus que des évolutions marginales : introduction du hand-ball en 1936 avant sa disparition, entrée du volley-ball en 1964, etc. Les épreuves reposent alors sur un socle incontournable, l’athlétisme adossé à la lutte, la natation, le yachting, le hockey sur gazon… symboles de modernité (aviron, cyclisme) ou d’une filiation antique expurgée de sa vocation rituelle voire mystique. Un tournant net s’amorce à partir des Jeux de Los Angeles de 1984, marqué par une densification du programme olympique, le CIO faisant cas de nouveaux enjeux dont celui de la féminisation.

Puis le CIO met un terme à « l’hypocrisie de l’amateurisme », dites-vous...

MA Ce sont les Jeux de Barcelone, en 1992, qui scelleront le sort de ce sacro-saint principe de la Charte olympique. Mettant fin au doute, la participation de la Dream Team, première équipe de joueurs issus de la NBA au tournoi olympique de basketball – Michael Jordan en était – est encouragée par le président du CIO lui-même, Juan Antonio Samaranch. Il s’agit dès lors d’assumer une pratique courante mais clandestine… et jusque-là sévèrement punie. Pour la perception de trois francs, Jules Ladoumègue, coureur de demi-fond promis à une moisson de médailles aux Jeux d’Amsterdam de 1928, sera pour l’exemple banni de compétition à vie…

L’immixtion des « pros » dans l’espace olympique n’empêche pas des stars de bouder cette reconnaissance internationale...

MA Il est vrai qu’un titre olympique n’a pas la même valeur en athlétisme qu’en tennis ou qu’en football. Cette hiérarchie entre sports s’explique par leur histoire plus ou moins tourmentée avec les Jeux, à l’image de celle du golf sans parler du rugby… Sacrifié à des querelles picrocholines entre institutions résolues à défendre leur prééminence, le lawn-tennis disparaît après 1924 pour ne réapparaitre qu’à Séoul (1988) ; cet intermède le privant comme d’autres d’une culture olympique. Les médailles, au passage insignifiantes aux yeux de Coubertin, sont donc perçues comme des succédanés de succès lorsqu’existe une voie plus prestigieuse. Il semble qu’à ce niveau au moins, les Jeux de Paris de 2024 caractérisent un tournant avec la vive attention des stars du ballon rond…

Les femmes ont-elles facilement acquis leur légitimité olympique ?

MA Avec ses contre-olympiades féminines en 1919, Alice Milliat affronta Pierre de Coubertin, dont les positions vis-à-vis du sport féminin sont bien connues. Les pionnières engagèrent un combat de longue haleine, la moindre occasion étant saisie par leurs rivaux : autorisée à participer au 800 mètres à Amsterdam en 1928, une participante s’effondre de fatigue et la presse se déchaîne, s’inquiétant des effets du sport sur l’intégrité féminine… Grande oubliée de l’histoire, Monique Berlioux fut pendant quinze ans la dirigeante de facto de l’institution la plus puissante et la mieux dotée au monde, le CIO, grâce à quoi furent intégrées la natation synchronisée et la gymnastique rythmique. Mais les avancées renâclent : les femmes courent leur premier marathon olympique en 1984, la boxe attendra Rio en 2016 et à l’inverse, la natation artistique ne s’ouvrira aux hommes que cet été.

Comment la puissance médiatique a-t-elle imposé sa marque sur les Jeux ?

MA D’abord réduite, elle endosse un rôle de caisse de résonnance toujours à partir des Jeux de 1924. Olympia de Leni Riefenstahl, profitant de moyens colossaux et de stratégies innovantes de prises de vues, braqua une attention audiovisuelle propagandiste sur les Jeux de Berlin de 1936. L’entrée dans l’ère télévisuelle dut attendre les Jeux de Rome en 1960, eurodiffusés, puis les Jeux de Tokyo, mondiodiffusés. Les années 1980 signeront l’avènement des médias « metteurs en scène » des épreuves, les chaînes américaines devenant ouvertement coproductrices de l’événement olympique. D’où la prolifération de sports spectaculaires comme le BMX et à l’inverse, la relative mise en retrait de disciplines moins télégéniques, comme la lutte ou l’escrime.

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