Responsable de la cellule Eau du CNRS, Agathe Euzen interviendra en février prochain à Boulogne-Billancourt, dans le cadre du festival départemental La Science se livre. Selon elle, un nouveau paradigme est à construire pour redéfinir les usages de l’eau.
Le réchauffement climatique semble accaparer toute l’attention politique et médiatique. Au vu de leur importance vitale, les enjeux de l’eau sont-ils suffisamment perceptibles ?
AE Dans le « système Terre », tout est interconnecté. Traiter la problématique du climat implique aussi de traîter les enjeux de l’eau. Dorénavant, nous ne pouvons plus nous permettre de résoudre les problématiques en silos, comme par le passé. Contrairement à l’accord de Paris de 2015, la synthèse finale de la Cop 27 fait apparaître le mot « eau » à de multiples reprises, témoignage de cette prise en considération plus systémique, holistique, des enjeux climatiques.
Existe-t-il des objectifs précis de meilleure gestion de la ressource en eau ?
AE Il y a les objectifs de développement durable à l’échelle mondiale, mais comme les accords sur le climat, ils ne sont pas contraignants… En France, nous avons une chance immense : la loi sur l’eau de 1964, renforcée par celle de 1992, a instauré un système de bonne gestion de l’eau par grands bassins versants. La totalité des acteurs et des usages sont ainsi intégrés dans une approche globale par bassins hydrographiques. Mais depuis, le monde a changé : réchauffement climatique, densification urbaine, concentration des populations et de l’activité le long du littoral – ce que l’on appelle la littoralisation – artificialisation des sols… Notre politique mérite d’être revue à toutes les échelles de territoires à la lumière de ces changements globaux.
En dehors des épisodes de sécheresse estivale, peut-on considérer l’eau comme suffisamment abondante en France ?
AE Fin novembre, 50 départements métropolitains faisaient encore l’objet d’un arrêté de restriction de l’usage de l’eau. C’est un cas de figure inédit, qui touche aussi bien les ménages que les secteurs agricole et industriel. On ne peut donc plus dire que la ressource est abondante en permanence et partout. Avec le dérèglement climatique, la répartition des précipitations dans le temps sera toujours plus irrégulière, les phénomènes extrêmes comme les inondations et les épisodes de sécheresse seront plus fréquents et plus denses par rapport à ces dernières années. Certains usages doivent donc être réenvisagés au regard de ces nouvelles réalités, en mettant la priorité sur les besoins essentiels et pour la préservation des milieux aquatiques, dont nous dépendons directement.
Cela suppose d’avoir une approche tant quantitative que qualitative…
AE On peut très bien mourir de soif les pieds dans l’eau ! Au-delà de l’enjeu de sa disponibilité qui est essentielle, se pose en effet celui de sa qualité. Il nous faut agir en amont, en limitant la pollution occasionnée par les activités agricoles et industrielles, tout en prenant garde à ce que nous consommons. Les micro-polluants issus de tout type de productions sont souvent invisibles et sont pourtant un fléau potentiel, dont nous mesurons encore difficilement l’impact sur l’environnement et la santé humaine.
Nous devons adapter nos besoins à la quantité d’eau disponible et non l’inverse.
Vous interviendrez en février prochain dans le cadre du festival « La Science se livre ». Comment la recherche scientifique peut-elle répondre aux défis de l’eau ?
AE Son rôle est essentiel ! Nous ne connaissons pas tout. Plus que jamais, nous avons besoin d’une meilleure connaissance de cette petite molécule appelée « eau », de l’évolution des socio-écosystèmes dans un contexte de changement global, de sa réaction au contact des micro-polluants… Les recherches mobilisent toutes les disciplines : la chimie, la physique, l’écotoxicologie, les mathématiques et leurs modélisations tout autant que les sciences sociales, à même d’étudier les comportements des populations vis-à-vis de l’eau… Plus globalement, mener de nouvelles études est indispensable pour mieux comprendre l’eau dans tous ses états et venir en appui aux décideurs, gestionnaires et ingénieurs pour proposer des réponses durables et équitables dans des territoires en transition.
Méga-bassines, usines de dessalement d’eau de mer… Des ouvrages d’ingénierie font l’objet de contestations. À raison ?
AE Il n’y a pas une bonne solution, mais une diversité de solutions qui doivent être adaptées à chaque situation. Il s’agit d’interroger les solutions techniques qui sont proposées dans toute leur complexité, leurs intérêts et leurs impacts économiques, environnementaux, sociaux, territoriaux…, en fonction des autres aménagements sur le territoire, des usages et des pratiques… au bénéfice de qui, pour quoi, combien de temps… ? Certains aménagements posent problème dès lors qu’ils ne sont pas replacés dans leur contexte local et plus global, qu’ils ne permettent pas de considérer l’eau comme un bien à partager de façon équitable, viable, durable pour tous, sans oublier la part des écosystèmes.
Les enjeux modernes de l’eau nous obligent-ils à amender ou à changer en profondeur notre modèle de développement ?
AE Satisfaire les désirs illimités des individus n’est plus envisageable, sans considérer le partage équitable des ressources. Une question d’ordre philosophique se pose à nous : vers quelle société voulons-nous tendre ? Dans le domaine de l’eau, nous devons adapter nos besoins à sa quantité disponible et non l’inverse. Depuis des générations, nous nous sommes calés sur le régime des saisons pour structurer notre rapport à la ressource et décider de l’ampleur de nos prélèvements dans le milieu naturel. Cette saisonnalité disparaît peu à peu et nous contraint à reconsidérer davantage les usages en fonction du cycle de l’eau, avec ses variabilités et ses incertitudes.
Vos recherches ont une forte dimension sociale, anthropologique même. Selon vous, “la perception que l’on a de l’eau va déterminer les usages que l’on en fait”. Quel est le rapport de notre pays avec l’eau ?
AE La France n’a pas une grande culture de l’eau, bien que dans les régions thermales, cette ressource précieuse marque l’identité du territoire. Notre rapport à l’eau est propre à chaque individu, à son histoire, à son éducation, à ses croyances… Depuis trente ans, le réaménagement des berges fluviales participe de la reconnexion des habitants avec leur environnement. Si cela concourt à un certain bien-être des populations, celles-ci ne font pas toujours le lien entre l’eau qu’elles voient et celle qu’elles consomment. On observe la même déconnexion entre l’eau qui coule du robinet, dont on sait rarement d’où elle vient et celle qui se déverse dans les égouts, que l’on préfère voir disparaître et s’éloigner rapidement de nous.
De quels leviers d’action disposent les pouvoirs publics pour corriger cette méconnaissance ?
AE Grâce à des campagnes de communication, les pouvoirs publics peuvent contribuer à faire connaître les acteurs de l’eau et les installations des réseaux d’eau potable et d’assainissement, pour sensibiliser les populations à la protection de cet élément indispensable à toute vie. Cependant, gardons à l’esprit que chacun a ses biais cognitifs, par-delà ses connaissances théoriques. Les populations urbaines n’entretiennent pas le même rapport à l’eau et à l’environnement que les populations plus rurales. En métropole, nous avons jusqu’à présent de l’eau en abondance sans trop nous poser de questions, ce qui n’est pas le cas partout et tout le temps dans les régions ultra-marines. Dans leur grande majorité, les consommateurs sont peu habitués au manque et aux pénuries d’eau, même s’ils savent que cela est possible. Il aura fallu attendre les pénuries estivales pour passer d’une prise de conscience à une « prise de réalité », commencer à cristalliser l’attention autour de la complexité des enjeux liés à l’eau.