Prospectiviste, membre associé du conseil général de l’économie, de l’industrie, de l’énergie et des technologies, Francis Jutand est intervenu lors d’un récent Entretien Albert-Kahn consacré aux enjeux éthiques et écologiques de l’essor du numérique. Selon lui, il nous appartient de donner un sens à ses innovations inhérentes et porteuses d’avenir.
Plus qu’une révolution, l’avènement du numérique relève pour vous d’une métamorphose. Qu’implique l’usage de ce terme ?
FJ Tout est parti d’une lecture dans un avion, celle de La Métamorphose des plantes, dans lequel Goethe décrit la mue progressive des végétaux depuis la graine jusqu’à la fleur. J’ai compris qu’il était plus juste de qualifier de métamorphose cette mue globale de nos sociétés sous l’effet du numérique. Certes, nos ancêtres produisaient et traitaient déjà de l’information mais nous disposons aujourd’hui d’une puissance de communication, de calcul et de stockage considérables, qui engendrent une mutation en profondeur de nos capacités et de tous les secteurs d’activités. Elle transforme déjà les services, l’industrie, l’agriculture et bientôt l’homme lui-même, en le dotant de facultés cognitives nouvelles.
Peut-on en évaluer son potentiel économique et technologique ?
FJ Après l’agrochimie, le secteur primaire va franchir une nouvelle étape, celle de l’agrotechnoécologie. Des capteurs permettront un pilotage fin des cultures, améliorant les rendements et réduisant les intrants chimiques. Les usines réalisent déjà un saut qualitatif, grâce à des équipements intelligents et accordant aux opérateurs les moyens d’accéder à plus de moyens d’action. Correctement utilisés dans l’enseignement ou les services, ChatGPT et ses équivalents apporteront de nouvelles connaissances à critiquer, à modéliser, sans avoir à les ingurgiter inutilement. Aucun secteur ne sera épargné par cette surcapacité informationnelle mise à notre disposition.
Le rythme des révolutions technologiques rend vite obsolètes les travaux d’intellectuels à leur sujet. Cette transformation est-elle encore pensable ?
FJ La métamorphose numérique est inéluctable, mais la façon dont elle se réalisera ne l’est pas. Quand une bifurcation s’opère dans l’histoire, nous sommes entraînés par la force du mouvement, mais la trajectoire dépend de nos imaginaires constructeurs à l’œuvre et des réactions de la société. Ce qui suppose une vision politique et du temps. Or, cette quatrième métamorphose de l’histoire se distingue par sa rapidité : des dizaines de milliers d’années se sont écoulés entre la découverte du feu par l’homme et le développement de l’agriculture ; 10 000 ans entre sa sédentarisation et les premières usines… Tout s’accélère alors que nous devons, en parallèle de la mutation numérique, réparer les stigmates écologiques de l’ère industrielle…
Un flot incessant de contenus attend celui qui cède au diktat des écrans. Quel peut être l’impact sur ses capacités cognitives ?
FJ L’image peut nous apporter de façon brute et attrayante une quantité considérable d’information, mais que notre cerveau peine à retraiter. Aucun langage n’a encore été inventé à cet égard, tant est si bien que la saturation d’images peut entraîner une fatigue cognitive, brouiller les lignes entre réalité et fiction et affecter le développement cérébral et moteur des plus jeunes. Il est démontré que les enfants exposés très tôt aux écrans ont, par exemple, plus de mal à dessiner que les autres. Nous avons donc intérêt à conserver nos capacités langagières en développant des intelligences artificielles interactives, sorte d’agents personnels, avec qui nous pourrions entretenir des conversations naturelles puissantes, réduisant par ailleurs notre consommation excessive d’écrans, grands consommateurs d’énergie.
Aucun secteur ne sera épargné par cette surcapacité informationnelle mise à notre disposition
Selon vous, cette métamorphose participe au projet « de différenciation de l’humain sur le règne animal ». Cela augure-t-il l’avènement d’un « homme nouveau » ?
FJ Si elles héritent des valeurs anciennes, les métamorphoses induisent des changements de civilisation. Peu à peu, une société de la connaissance et de la coopération devrait s’imposer sur le pouvoir, l’argent et le contrôle, moteurs de la civilisation industrielle. Car l’esprit de compétition gâche par essence les ressources en mettant à l’écart le moins performant. Et pour répondre à un sujet d’inquiétude, cet « homme nouveau » ne sera pas un transhumain. Je crois d’ailleurs le « puçage » élaboré du cerveau scientifiquement hors d’atteinte.
Pour diminuer l’empreinte écologique du digital, vous vous en remettez à la « noosphère ». Qu’est-ce que c’est ?
FJ Le philosophe Bernard Stigler a montré que les métamorphoses technologiques apportent des solutions aux problèmes posés par la dérive de l’hubris et du pouvoir excessif. La transition écologique nous amène à méditer ce phénomène. La « noosphère » est le nom que je donne à cette couche d’intelligence, d’échange et de coévolution en création avec le numérique, qui doit, entre autres, nous permettre de créer un imaginaire alternatif à celui de la compétition et des profits excessifs, qui se font au détriment de l’environnement et vont par ailleurs brider la créativité humaine.
Le numérique, dites-vous, peut lutter contre tous les grands périls du XXIe siècle, à condition d’abandonner « l’approche darwinienne ». Qu’entendez-vous par là ?
FJ L’énoncé de Darwin affirme que seuls les plus forts survivent, au nom de la sélection naturelle. L’approche darwinienne consacre de fait les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), prêts à tout pour dominer le marché. Or, ces géants du web, structurés comme des oligopoles à l’ancienne, n’aident plus le monde à progresser dans le bon sens. C’est grâce à la diversité et à la confrontation des points de vue que se développe l’intelligence. Je m’inscris donc dans une approche « lamarckienne » (du nom du naturaliste Jean-Baptiste de Lamarck, qui proposa sa propre théorie, « transformiste » de l’évolution, Ndlr) et milite pour une régulation du numérique, accompagnée d’une « déglobalisation » pour densifier les interactions virtuelles et physiques. Et in fine, ne plus mesurer le progrès à la quantité ou la rentabilité de nos échanges mais à leur qualité et leur utilité.
En quoi le numérique bouleverse-t-il nos organisations et nos relations sociales ?
FJ Déjà constaté à l’apparition du Minitel, plus le numérique se développe, plus le besoin de réunion se fait sentir. Le numérique n’engendre donc pas mécaniquement de l’isolement. Le numérique « désenclave » même, en permettant de nouer des attaches ailleurs, loin du cercle familial, des collègues ou des camarades d’école. Téléjustice, télémédecine… Le potentiel des pratiques dématérialisées doit être exploré, mais en les utilisant à bon escient. Tout le monde s’est rendu compte que le télétravail à haute dose est une facilité, qui affecte la socialisation, l’engagement et le sentiment d’appartenance à l’entreprise et à la société.
Le Laboratoire d’innovation publique du Département convie, dans le cadre des Entretiens Albert-Kahn, des élus, des agents de l’administration, des partenaires du territoire, des intellectuels, entrepreneurs, scientifiques et acteurs de la vie publique pour réfléchir de façon transversale aux grandes questions qui agitent notre siècle. L’ensemble de ces colloques prospectifs est disponible en podcast sur le site du Département et sur :