La caserne d’Issy-les-Moulineaux héberge une unité spécialisée des Pompiers de Paris, appelée en renfort pour un engagement longue durée, sur des terrains risqués ou difficiles d’accès.
Une colonne de pompiers s’engouffre dans un escalier. Projetées dans le noir, ce ne sont plus que des silhouettes qui progressent à tâtons dans un dédale piégeux de galeries souterraines. Des émanations toxiques saturent l’atmosphère. Fixée sur la poitrine, une lampe de poche leur procure une visibilité réduite : trois mètres d’une vision en tunnel, tout au plus. Mais, objet de toutes les recherches, une lueur chaude et menaçante ne tarde pas à fendre l’obscurité. « Allez, aux suivants ! », intime leur chef de section, accroupi au fond d’une cavité. À tour de rôle, ces sapeurs en tenue de feu s’agenouillent devant une palette de bois dévorée par les flammes. Sans réagir, ils laissent flammèches et escarbilles les raser de près. Étrangement, il n’est pas question pour ces soldats du feu de lutter contre ce brasier fumant : « le but de cet exercice, dévoile le caporal François*, ce n’est pas d’éteindre mais de tenir le plus longtemps possible devant le foyer. De cette manière, on entretient notre aguerrissement à la chaleur. » La cave du Fort de Villeneuve-Saint-Georges (Val-de-Marne) prête son décor calciné à cet exercice d’endurance, mené à un rythme régulier par ces pompiers, « lorsque les impératifs opérationnels le permettent ». Tombé depuis peu dans l’escarcelle de la Police nationale, le site fortifié qui les accueille en cette matinée a marqué la petite histoire pour avoir formé des générations de recrues de la BSPP, la Brigade des Sapeurs-Pompiers de Paris.
Sinistres difficiles
Circonscrit derrière des grillages, le feu qui couve dans son sous-sol fait vite bondir le thermomètre à 300°C ! « Et cette cave a la réputation d’être plutôt froide, comparée à celle de Saint-Denis… », relativise le caporal François, qui connaît bien l’étuve du Fort de la Briche, le camp de base du groupe d’intervention en milieu périlleux. Autrefois, le « GRIMP » avait élu domicile dans les murs de la caserne d’Issy. Aujourd’hui, celle-ci abrite un contingent de 39 pompiers du groupe d’exploration longue durée (GELD), parmi lesquels neuf sont venus faire cette manœuvre en mai dernier. Effraction, balisage, éclairage, reconnaissance en milieu hostile, extinction d’incendies inaccessibles… « On est appelés en appui des brigades dites classiques, lorsqu’elles ne s’en sortent pas sur les sinistres difficiles, explique l’adjudant Benoît, aux commandes de la brigade. Attention, ce n’est pas leurs capacités physiques qui sont en cause, mais les règles d’engagement qui les limitent ». Sur le terrain, cette unité spécialisée se démarque par sa grande souplesse opérationnelle. Dans le cas de l’exercice de la cave par exemple, un sapeur chaussé des bottes du Petit Poucet va sécuriser le chemin menant au foyer, en disséminant au sol des balises lumineuses. De l’aspect d’une orange écrasée, ces petits appareils appelés SpiraLED les autorisent à s’aventurer, sans fil d’Ariane, au-delà des 50 mètres de reconnaissance règlementaires. Autre prouesse : poursuivre un engagement de deux à trois heures d’affilée, dans une atmosphère viciée. « On y parvient grâce à cet ARI (appareil respiratoire isolant, Ndlr) qu’il faut connaître sur le bout des doigts, confie un sapeur, qui vient à peine d’en décharger son dos. Son autonomie nous permet de localiser des foyers sur des cheminements longs et complexes : on ouvre ainsi la voie aux collègues généralistes, en identifiant les issues de secours, les fosses, le moindre danger… »
Réponse aux attentats
Revers de la médaille, l’air qui l’expulse est si chaud et si désagréable à inhaler, qu’il faut une formation spéciale pour s’y accoutumer… Parmi leurs autres qualifications marquantes, il faut citer le « sauvetage du sauveteur », qui consiste à extraire un secouriste piégé ou placé en grande difficulté : « La brigade à été amenée à intervenir dans ce cadre rue de Trévise, à Paris (où une retentissante explosion de gaz avait soufflé tout un quartier, en février 2019, Ndlr), raconte l’adjudant Benoît. De l’air a été apporté à un sapeur en mauvaise posture et heureusement, il s’en est sorti. » Fondé en réponse à la tuerie du Bataclan, le GELD compte en son sein une sous-division au savoir-faire dispensé à tous les ELD : le groupe d’extraction spécialisé (GES). Dépêché sur les opérations de « secours à nombreuses victimes », ce détachement induit « une formation dans un contexte d’attentat, de périple meurtrier ou de prise d’otage », comme le détaille sur son site la BSPP. Afin de réaliser leurs missions délicates, les ELD basculent sur un véhicule embarquant tout le matériel approprié (gilets pare-balles, ARI, échelles, matériel de soin spécifique…). Pour optimiser le maillage de ce groupe d’élite, deux autres antennes du même type ont été déployées en petite couronne parisienne – au Blanc-Mesnil et à Ivry-sur-Seine – avec pour périmètre d’intervention un tiers de la capitale, en plus de leur département d’implantation (Hauts-de-Seine, Val-de-Marne ou Seine-Saint-Denis). « La formation initiale est rude, on est poussés dans nos retranchements, se souvient le caporal-chef Sonny. Mais c’est prestigieux d’être affecté dans cette spécialité. »
Les entraînements réguliers ravivent les automatismes et réduisent les mises en péril.
Victime du devoir
Pour prétendre l’intégrer, les postulants doivent faire état de deux à dix ans d’expérience au sein d’une caserne, qu’importe qu’elle soit située à Paris ou en région. « Les reçus à l’examen, ajoute le caporal-chef, promu ELD en janvier dernier, passent deux semaines à Paris, à s’entraîner dans les catacombes notamment. À Marseille en revanche, on se focalise sur les feux de navires ». Hier dans les tréfonds de la tour Montparnasse, demain à Paris La Défense Arena… Pour ne pas voir s’émousser leurs talents, ces pompiers multiplient les simulations d’intervention ; une tendance vouée à s’intensifier dans la perspective des Jeux de Paris 2024. Si les départs de feux n’occupent aujourd’hui qu’une part minime de leur quotidien, ils constituent toujours une des principales sources de danger. Dans la nuit du 2 au 3 juillet dernier, un caporal-chef de 24 ans est d’ailleurs tombé, victime du devoir, dans un parking souterrain à Saint-Denis, alors qu’il luttait contre un incendie. « Depuis 2000, on perd un des nôtres en moyenne chaque année, estime l’adjudant Benoît. Mais le drame, en 2002, de la caserne de Champerret, (le feu, qui se déclara dans une chambre de bonne de Neuilly, Ndlr), a conduit à une prise de conscience et une réforme de nos méthodes. » Les entraînements réguliers y sont aussi pour quelque chose, puisqu’ils ravivent les automatismes et réduisent les mises en péril. « Dans les exercices, il ne s’agit pas de donner le maximum, explique le première classe Nathan, parce que sitôt le matériel rangé, on peut être amené à « décaler » en intervention dans la foulée (une référence aux cales qui maintenaient à l’arrêt les premières voitures hippomobiles de pompier, Ndlr). »
Des « pompiers TGV »
Resté bien au frais à l’arrière du camion d’exploration longue durée (CELD), un engin télécommandé, rappelle que la brigade, pionnière en la matière, est équipée de robots d’assistance depuis maintenant cinquante ans. Frère de REX, connu pour s’être illustré dans la nef de Notre-Dame en feu, la PROM – pour plateforme robotisée multifonction – est une civière sur chenille, à même de jouer les portefaix sur les longues distances à parcourir. « Cet outil a été déployé suite au creusement des tunnels du métro du Grand Paris Express, qui s’étendent en culs-de-sac jusqu’à deux kilomètres, explique le chef de centre, poste qui représente le bout d’une carrière de sous-officier du rang. Cette mule permet de transporter une victime ou de créer un point de ralliement, lorsque le foyer s’avère trop éloigné. » Au départ du Fort de Villeneuve-Saint-Georges, les deux engins pompes mobilisés approchent le tunnel d’accès. « On va passer sous sa voûte mythique », se réjouit Nathan. « Altruisme. Efficience. Discrétion » : gravés dans la pierre – au milieu de peintures rappelant les grottes des premiers hommes – ces mots cristalisent l’éthique du pompier de Paris, qui répond à la devise, plus grand public, « Sauver ou périr ». Leurs pénates regagnés, ces hommes libèrent la relève de Boulogne, venue aux aurores maintenir en leur absence le centre opérationnel. À l’exception des sous-officiers – logés à demeure – les autres ELD se relaient dans des chambrées à raison de trois jours de garde par semaine. Beaucoup en ont hérité un surnom : les « pompiers TGV ». Très épris de leur région natale, nombre sont ceux qui refusent de déménager. Pour eux, les jours de repos débutent souvent sur le quai d’une gare…
Un PC de régulation
Privée de grande échelle, la caserne d’Issy-les-Moulineaux compte en revanche un VSAV (pour véhicule de secours à victime, Ndlr), sorte d’ambulance, l’expertise de l’équipage en plus. Celui-ci couvre en priorité les communes d’Issy-les-Moulineaux et de Vanves. De « garde au VSAV », c’est souvent sur le pouce que les pompiers cassent la graine, avant de « décaler » au déclenchement de la sirène. Ils ont pour cela trois minutes le jour et – grand luxe – quatre au sortir du lit, la nuit. Il leur faut aussi profiter des accalmies, pour monter à la corde et soulever un peu de fonte en salle de sport. « Chaque année on subit des tests physiques relevés, explique un ELD, rappelant qu’il faut être très capé pour être pompier et le rester. Du fait de notre spécialité, il nous faut décrocher un 17/20 minimum. » Dans leur périmètre, tous les signalements au 18 sont centralisés et régulés par le centre opérationnel implanté à l’état major porte de Champerret. Celui-ci affecte les missions, selon leur disponibilité, à toutes les casernes de la 3e compagnie de la BSPP, dont Issy. Cet après-midi-là, par trois fois, ces pompiers seront appelés à la rescousse : malaise d’une vendeuse en parfumerie, suspicion d’AVC chez un particulier, consommation de stupéfiant qui a mal tournée… « Certaines de nos interventions ne sont pas justifiées, regrette un sapeur, réveillé la veille par une dame âgée, qui, coutumière du fait, s’était encore assoupie sur son portable d’alerte. Quand cela se passe la nuit, cela casse notre sommeil et le matin, il faut pouvoir enchaîner… » Ces interventions évitables dont certaines abusent de la sollicitude des pompiers – le fameux « coup de la clé cassée dans la serrure – sont évaluées à 60 000 par an rien qu’en Île-de-France. Elles fragilisent au passage l’image que les plus jeunes se font du métier et augmentent les difficultés de recrutement et de fidélisation, qui logent d’ailleurs toutes les casernes à la même enseigne. « La crise des vocations, on n’y peut pas grand-chose, se console l’adjudant Benoît. C’est un métier passionnant, qui doit trouver ses passionnés. »
Nicolas Gomont
*Seuls figurent les prénoms des pompiers interrogés.