Appétissante et belle à regarder cette assiette fait la fierté du groupe de Courbevoie et de ses tuteurs. CD92/Willy Labre
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LA RECETTE « ÉLÉMENTAIRE » DE L’INCLUSION

Lauréat de l’appel à projet départemental Progr’ESS, Afuté accompagne des jeunes neuroatypiques vers l’emploi en les formant aux tâches culinaires de base. Partie de la restauration, cette initiative se veut transposable à d’autres secteurs. 

Par Pauline Vinatier

 

En veste et toque noire siglées « Afuté », la brigade est en ordre de bataille. « Vous êtes-vous lavé les mains ? », s’assure Sébastien Charlet, levant les bras devant ses « commis ». Avant d’attaquer le plat, peuvent-ils lui énumérer les cuissons de la viande rouge, vues la semaine précédente ? Qu’en est-il de la viande blanche qu’ils s’apprêtent à accommoder avec une sauce aux champignons et une purée maison ? Si les réponses tombent parfois à côté, cette gymnastique mentale sollicite leur mémoire. «  Il faut enlever les yeux de la pomme de terre avec votre économe, sinon vous les retrouverez dans votre purée. Il n’y a pas de magie, avertit Benoit Dufour, leur second tuteur, Allez hop dans l’eau ! » Depuis septembre, tous les mercredis, le groupe investit les cuisines de Mazars, dans la tour Exaltis à Courbevoie, après le service du midi. Encadrés par le prestataire Arpège, les stagiaires se familiarisent avec les équipements imposants, aux antipodes de l’Institut médico-éducatif, du Centre d’accueil de jour ou même des cuisines de Colombes où ils ont leurs repères : la cour des grands. 

C’est dans les marmites du restaurant du personnel de la ville de Colombes qu’ont eu lieu, en 2021, les premières formations de commis de cuisine, embarquant à chaque fois trois à quatre jeunes de 14 à 30 ans, à raison de quatre heures hebdomadaires sur un an (140 heures). Si ce plateau accueille toujours les handicaps les plus sévères, les grands débutants ou des stages de vacances, Afuté s’est exporté entre temps dans les cuisines du gratin de la restauration collective, chez Elior, Compass ou Sodexo, avec l’accord de leurs clients. « La restauration a été notre première cible car elle véhicule beaucoup de messages. C’est aussi un secteur en tension où les tâches répétitives occasionnent du turn over, explique le fondateur d’Afuté, Olivier Tran. À l’inverse, pour nos jeunes, ces tâches vont être épanouissantes. Elles les rassurent et leur donnent le sentiment d’être utiles. » Également à l’initiative du traiteur inclusif Biscornu et du cabinet de conseil et de recrutement cHaméléons, ce père d’un enfant autiste sévère a vécu personnellement une exclusion intolérable qui l’a mis en mouvement. « En France, deux millions de personnes sont porteuses d’un handicap cognitif et mental (troubles du spectre autistique, trisomie, dyspraxie, déficience intellectuelle, Ndlr) et sont confrontées à des difficultés de formation puis d’emploi. » L’ex-cadre dans l’aéronautique a tout plaqué pour élargir leurs horizons et combat la croyance selon laquelle « sans savoir lire ou écrire, on ne peut rien faire », armé de ses fiches Futé (Fiches universelles de tâches élémentaires), qui décomposent en images les tâches à effectuer par ses stagiaires. 

Les mêmes tâches de base reviennent inlassablement pour faciliter la mémorisation.© CD92/Willy Labre

 

AUTOMATISMES

Grâce au soutien de fondations d’entreprise, ces formations de 140 heures restent accessibles pour les familles. Par le jeu du bouche à oreille, beaucoup de jeunes frappent d’eux-mêmes à la porte de l’association. Une partie d’entre eux seulement sera jugée prête après un essai de tarte aux pommes qui permet d’évaluer leur motricité et leur capacité d’adaptation. Recrutés par Afuté et ses partenaires, les cuisiniers volontaires pour les former peuvent s’appuyer sur un programme clé en main, où les tâches récurrentes créent des automatismes, ainsi que sur les fiches Futé idoines. Leurs premiers pas sont accompagnés par le chef formateur d’Afuté, Bastien Gérard. « Le handicap fait peur au début, car c’est l’inconnu, admet Sébastien Charlet, qui a appris à connaître ce public et à cerner les caractères – cette année Julien, un peu « tête de mule », et Laëtitia, aux abonnés absents dès qu’il s’agit de nettoyer la cuisine, devront changer de « posture professionnelle ». « On n’a pas toujours le temps de terminer le plat mais ce qui compte, c’est le cheminement, qu’ils retiennent la façon de travailler et qu’ils soient heureux à la fin. » Pour une troisième séance, le groupe a bien avancé. Les légumes ont été nettoyés, épluchés, taillés et cuisinés, la purée moulinée, la sauce mitonnée, le poulet mariné et « snacké » et le tout forme une « jolie assiette », un peu salée mais comestible, n’est-ce pas Julien ? Sous les yeux des tuteurs amusés, le travail de tout un après-midi disparaît, englouti en un instant. « Il fallait que ce soit les salariés des entreprises eux-mêmes qui forment nos enfants, car la première étape de l’inclusion, c’est de rencontrer l’autre, commente Olivier Tran. On assiste à un processus de transformation individuelle et collective. » 

CE QUI COMPTE, C’EST LE CHEMINEMENT, QU’ILS RETIENNENT LA FAÇON DE TRAVAILLER ET QU’ILS SOIENT HEUREUX À LA FIN

BONNE HUMEUR 

Sur l’autre rive du quartier d’affaires à Puteaux, de belles histoires s’écrivent également. Attiré par la cuisine et la pâtisserie depuis toujours, Kaïs, 18 ans, a mis la main à la pâte en 2022. Un pas après l’autre, le voici deux ans plus tard commis de cuisine en CDI au sein du restaurant de la Société Générale opéré par Exalt (groupe Compass). Un graal pour le Nanterrien qui entame sa vie active au sortir de l’IME Le Phare à Neuilly. « Kaïs est dynamique, consciencieux, il communique bien, on a tout de suite vu qu’il adorait ce qu’il faisait et on a eu envie de l‘emmener plus loin », raconte David Casier, chef du restaurant devenu son tuteur. Après son cursus en 140 heures, Kaïs s’est vu proposer par Afuté et Exalt des stages sous convention France Travail par paliers de trois mois : deux jours par semaine, puis trois puis quatre pour tenir compte de sa « fatigabilité ». Ses qualités ne se sont pas démenties, si bien qu’en septembre il a été embauché, remplissant de fierté ses proches, ses tuteurs et son IME. « Sa maman a fait une vidéo de remerciement après ça, c’était touchant. » Dix minutes de marche séparent le restaurant de son domicile. Entre autres tâches récurrentes, Kaïs prépare et dresse chaque matin ses compotées de fruits dans les vitrines du self. De temps à autre, il assure « sans timidité et avec le sourire » le service à l’assiette des desserts les plus élaborés. Déjà maître ès-cookies, il pourra, sur le long terme, enrichir son répertoire de douceurs. « J’ai encore beaucoup de choses à apprendre, comme tout le monde ! », dit-il. Un jour par semaine, trêve de pâtisserie, son ancien tuteur le prend à ses côtés en cuisine pour tailler des légumes, histoire d’entretenir ses bases. « C’est un peu notre star ! Les autres salariés prennent soin de lui. Ce milieu est parfois un peu brut de décoffrage et sa présence permet d’apaiser les tensions. » 

Accompagné par Afuté, le Nanterrien Kaïs a décroché en septembre un CDI en milieu ordinaire.© CD92/Willy Labre

GRANDE ÉCHELLE

Après dix embauches ou poursuites d’études en école hôtelière, les conditions sont désormais réunies pour une éclosion à plus grande échelle. Début 2024, l’association a étrenné un cursus en « apprentissage » de douze heures hebdomadaires (420 heures à l’année), adossé à un financement France Travail. De la découverte des bases dans des cuisines vides (140 heures) à l’intégration dans une équipe (420 heures), elle offre désormais un parcours de montée en compétence et ses effectifs s’étoffent de jour en jour. « En 2024, on va avoir une centaine de jeunes en formation d’un an sur une trentaine de sites. On est parti de quatre stagiaires en 2021… », se souvient Olivier Tran. Les entreprises bénéficiaires du 420 heures doivent avancer un poste à pourvoir, élevant par là même leur taux de travailleurs en situation de handicap. Déjà au-dessus du seuil obligatoire de 6 %, Compass a donné un signal fort en ouvrant 65 places du même type. « Il a fallu prendre le temps de repérer les jeunes et de trouver les bons encadrants avec suffisamment de recul et de patience, explique le chef Exalt Rémi Delbart, associé à la « co-construction » de l’offre. Mais Olivier Tran possède une force d’entraînement hors du commun : vous lui fermez une porte, il rentre par la fenêtre ! » Le créateur des fiches Futé, qui parle aussi bien le langage du business que celui de la responsabilité sociale et environnementale « concrète », voit maintenant plus loin que les cuisines où a mijoté Afuté : « La restauration était notre point de départ mais tous les secteurs peuvent œuvrer à ce projet d’inclusion, de l’hôtellerie au nettoyage en passant demain par la logistique et la santé. Il s’agit toujours de la même mission : former aux tâches élémentaires ».

www.afute.fr

PROGR’ESS : CANDIDATURES À DÉPOSER JUSQU’AU 31 DÉCEMBRE

L’édition 2025 est placée sous le double signe de « l’inclusion pour un territoire plus solidaire » et des « loisirs au service du vivre-ensemble ». Mis en place dans le cadre de la stratégie départementale de soutien à l’économie sociale et solidaire, Progr’ESS s’adresse aux initiatives associatives à impact social et environnemental répondant à des besoins concrets sur le territoire, notamment pour les publics les plus fragiles. À la clef, jusqu’à 15 000 euros de dotation ainsi qu’un accompagnement par France Active Métropole et une place au sein de l’incubateur de la Positiv’Incuba School de la CCI. Dossiers à télécharger sur le site du Département et à déposer jusqu’au 31 décembre.

progress@hauts-de-seine.fr

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