Depuis 1938, les Cycles Alex Singer produisent à Levallois-Perret des bicyclettes sur mesure à la réputation mondiale. Héritier d’une longue histoire familiale, Olivier Csuka perpétue un savoir-faire unique honoré par le label départemental « Artisan du Tourisme ».
La boutique, carrelage en mosaïque et comptoir en bois, est restée dans son jus des années 1950. Spécialité maison, les randonneuses, avec leurs cintres recourbés singeant les bêtes de course, attirent l’oeil en vitrine aux côtés d’authentiques machines de compétition, de vélos porteurs et de cyclo-campings. « Aucun de ces vélos n’est à vendre », indique Olivier Csuka avant d’entamer la visite du propriétaire. Deux spécimens, placés en hauteur, appartenaient à ses parents Ernest et Léone, qui sourient dans des cadres photo et faisaient du tandem – son père, neveu du fondateur, a tenu l’atelier pendant 64 ans. Des allures de musée vite dissipées par les profondeurs industrieuses où l’artisan œuvre avec son fils Walter, « la quatrième génération », épaulé à l’occasion par des amis.
INCREVABLE
Le savoir-faire et des ramifications familiales multiples le relient à Alex Singer, arrivé de Budapest dans les années 20 avec Jean Csuka, père d’Ernest. L’atelier du 53 rue Victor-Hugo est l’un des seuls de l’âge d’or à avoir résisté à la motorisation, puis à la désindustrialisation des années 90. « Les Peugeot, Gitane, Motobécane, Lejeune et quantité d’autres marques régionales ont depuis longtemps changé de mains ou cessé leur production, raconte Olivier. Aujourd’hui, plus rien n’est fabriqué en France et certaines pièces sont introuvables. » Labellisés « Entreprise du patrimoine vivant », les Cycles Alex Singer, increvables, ont perduré et séduisent par leur exigence jusqu’aux Etats-Unis et au Japon. En près d’un siècle, 3 680 exemplaires numérotés, prisés pour leur élégance, leur fiabilité et leur confort ont été livrés. « J’ai hérité d’un fonds de savoir grâce à tous les vélos qui roulent », reconnaît l’artisan, formé comme Alex et Ernest avant lui à l’école de la route. « 35 ans de compétition, 50 de cyclotourisme » affûtent son jugement.
Avec ses cadres suspendus au plafond et ses casiers courant sur les murs, l’atelier exigu résonne des blagues des aînés et de mille et une histoires cyclopédiques du passé. À chaque coup de sonnette, tout peut recommencer. Les discussions avec le client conditionnent le sur-mesure puisqu’à stature identique « le quinquagénaire svelte, droit comme un I » et « le trentenaire sédentaire » n’auront pas la même machine, les cotes n’étant prises qu’une fois le pilote cerné. Du socle, cadre et fourche comprise, l’artisan trace d’une main sûre les proportions, gage de confort, puis découpe et brase les tubes Reynolds en acier. « Le meilleur des matériaux », dit-il. Plus lourd que le carbone ou l’aluminium, « il absorbe les aspérités de la route » et, frappé pour la démonstration, vibre tel un gong. Sur ce cadre, chromé ou émaillé de couleurs, viendront se greffer l’essentiel et l’accessoire : pédalier et transmissions, roues et pneumatiques, guidon et selle, éclairage, porte-bagage…
VERSION ÉLECTRIQUE
Signe des temps, de l’alliance avec la marque Cavale est née en 2018 une machine mariant assistance électrique et géométrie Singer, conçue pour les urbains et pour ceux qui, l’âge venant, veulent toujours voir du pays. « Il suffit de circuler en tenue de ville plus de cinq kilomètres et l’on est en nage », estime Olivier Csuka. Dans la course à l’innovation, il prône des avancées « utiles et durables », à rebours d’un « modernisme aveugle », brocardant par exemple la « logique marketing » du « tout-freins à disques » ou la monotone standardisation des catalogues. « Le vélo est un produit quasiment fini, dit-il. Un bon vélo, c’est un bon cadre et de bonnes roues ». Cela donne des machines pareilles à des pièces de grands couturiers, indémodables et luxueuses puisqu’il faut compter plusieurs milliers d’euros pour une centaine d’heures de travail artisanal et made in Levallois-Perret.