Auteur de Métamorphose à l’ère de l’intelligence artificielle, Stéphane Amarsy appelle à valoriser nos qualités humaines, à l’heure où les technologies génératives redéfinissent nos façons de travailler et d’interagir.
On se souvient du pape en doudoune, un fake qui avait accrédité l’IA auprès du grand public. Trois ans après, quels sont ses derniers développements ?
SA : En trois ans, l’IA a fait un bond technologique incroyable, puisqu’il est désormais possible de cloner des voix, créer des avatars très proches du réel, des influenceurs totalement virtuels mais aussi faire des raisonnements complexes, de la programmation, des mathématiques… 2025 sera l’année de l’IA agentique, ces agents autonomes qui réalisent des tâches en autonomie. Ces progrès ont été beaucoup portés par une capacité de calcul en forte croissance pour les IA occidentales, les rendant très coûteuses. Les entreprises chinoises ont misé sur de nouveaux algorithmes avec succès, car elles arrivent au même niveau de performance que les meilleures américaines.
Merveilleux ou apocalyptique, tout un univers culturel est associé à l’IA, on pense au cinéma. Avait-il un aspect prophétique ?
SA : Né dans les années 1980, le mouvement cyberpunk a forgé et questionné notre imaginaire du futur. Terminator, Matrix, Blade Runner… chaque fois, la technologie prend le dessus ; une hybridation humain-machine qui interroge la place de l’humanité face à plus fort qu’elle. Comme dans le film Her, notons que d’autres visions ont émergé, seulement moins marquantes car trop éloignées de notre présent. Pour combien de temps… ?
Doit-on craindre ses effets sur le travail et les métiers ?
SA : On détient pour la première fois de l’histoire un outil capable de remplacer l’humanité, dans ses capacités mécaniques avec les robots et intellectuelles avec les logiciels. C’est la grande différence avec la mécanisation du travail manuel autrefois. Et impossible de lui tourner le dos. Les modèles d’entreprises « no tech » resteront marginaux et pour beaucoup, condamnés au déclin. D’après une étude du World Economic Forum, les plus inquiets sont les Anglo-Saxons, leur modèle social étant minimaliste. Quoi qu’il en soit, rester statique ou réclamer des protections, c’est le déclin annoncé plutôt que la survie des savoir-faire qui n’auront pas su s’adapter. À mon sens, le vrai sujet est celui de notre modèle économique, basé sur la taxation d’un travail voué à se raréfier…
Quitte à faire entrer l’IA dans nos vies, pourquoi se limiter dans nos usages ?
SA : L’IA générative n’est ni omnipotente, ni omnisciente. Si on ne dit pas qu’elle « commet une erreur », il lui arrive d’« halluciner » : la différence tient à ce qu’elle propose la solution la plus probable, pas forcément la plus probante, selon que son corpus d’apprentissage est biaisé ou le prompt mal formulé. Accordez-lui une confiance aveugle pour analyser une liasse fiscale et vous aurez toutes les chances que les calculs soient aussi faux que l’analyse qui en découle… Il y a une illusion de compétence et de savoir à lui abandonner notre esprit critique, ce qui revient à accélérer notre obsolescence en croyant gagner en compétitivité.
À L’ÉCHELLE DU GLOBE, L’IA CONSOMME AUTANT D’ÉLECTRICITÉ QUE LA FRANCE.
L’IA se nourrit-elle seulement de notre « moi numérique » ?
SA : Les plus puissantes ont déjà tout appris de l’internet public et des données des réseaux sociaux, des journaux internationaux… Pour réussir sur des sujets plus complexes, le secteur s’est mis à acheter du « temps d’experts », qui font du ré-enforcement, autrement dit : les rendre meilleurs en les nourrissant de leur savoir. Autant dire un métier de courte durée tant l’IA digère vite. Cela dit, je ne crois pas au tarissement de la data, que notre techno-appétence va accroître : comportement des joueurs de jeu vidéo, interactions avec nos doubles virtuels… les filons sont nombreux.
Est-ce qu’on peut dire que la voie est libre pour cette technologie balbutiante ?
SA : Cette chaîne est au demeurant très fragile, sujette à l’instabilité tant géopolitique que juridique. Et puis, à l’échelle du globe, l’IA consomme déjà autant d’électricité que la France ; il y a un an, on disait que c’était la Suisse ou la Suède… Microsoft a trouvé la parade en devenant énergéticien : achetée puis réhabilitée, une centrale nucléaire va alimenter ses data centers aux États-Unis.
Faut-il confronter au plus tôt la jeune génération à la révolution cognitive qui l’attend ?
SA : Oui, mais pas n’importe comment. Typiquement, mon fils n’a pas le droit d’utiliser l’IA seul, car il n’en verrait que l’aspect divertissant et l’opportunité de se débarrasser de ses devoirs sans efforts. Qu’en tirerait-il ? Rien. On l’utilise ensemble et je lui pose des questions qui l’incitent à prendre conscience des biais et des hallucinations, de sa façon d’être présent dans ce qui est en train de se jouer : l’IA est capable de nous rappeler à notre humanité. Globalement, on vit une époque de rupture, tous les faits chaotiques matérialisent un vieux monde qui peine à changer. Or, tout cela constitue une chance incroyable pour se réinventer.
Propos recueillis par Nicolas Gomont.
UN ENTRETIEN ALBERT-KAHN EN IMMERSION DANS LE FUTUR
En amont du HDS Digital Games, festival du jeu vidéo et du numérique organisé par le Département, les 4 et 5 avril à La Seine Musicale, le laboratoire d’innovation publique du Département, a invité Stéphane Amarsy à animer le 68e Entretien Albert-Kahn sur le thème : IA : Mieux vaut s’occuper du changement avant qu’il s’occupe de vous. Scénarios probables du futur, métiers de demain, enjeux éthiques… Retrouvez son intervention en intégralité et en podcast sur eak.hauts-de-seine.fr.