Timothée Duverger est docteur en histoire et responsable de la chaire d’économie sociale et solidaire (ESS) à Sciences Po Bordeaux. Il évoque la longue histoire, souvent méconnue, d’un secteur aujourd’hui en plein essor.
Brouillés par des notions satellites, citons l’économie circulaire ou de proximité, les contours de l’ESS paraissent évanescents. Existe-t-il une définition formelle ?
TD : Son périmètre se caractérise justement par cette plasticité et ses connexions avec toutes ces notions que vous citez. À l’inverse de ces concepts, l’ESS est, elle, encadrée par une définition juridique depuis la loi Hamon de 2014. Elle regroupe les coopératives, mutuelles, associations, fondations et sociétés commerciales de l’ESS qui partagent une recherche d’utilité sociale, un but non lucratif et la gouvernance démocratique et participative.
Son essor se double d’une professionnalisation et d’une montée en compétence dans des structures qui débordent l’image de la micro-association de quartier...
TD : Certes, on y retrouve des organisations arrimées à l’État-providence dans les secteurs de l’action sociale et médico-sociale par exemple. C’est d’ailleurs dans ce domaine que l’on dénombre ses plus gros bataillons d’emploi, plus de 40 %. Mais elle est également dominante dans le secteur financier, à travers les mutuelles (assurance, santé) ou les banques coopératives.
Restée longtemps un angle mort de la littérature scientifique, l’ESS suscite un intérêt croissant. Peut-on en dresser un portrait statistique ?
TD : Dans notre pays, cette composante de l’économie pèse entre 6 et 7 % du PIB, et pas moins de 10 % de l’emploi. Du point de vue géographique, elle apparaît surtout comme garante de l’équité territoriale, les activités relevant de l’ESS ayant un poids relatif plus important dans la ruralité et les villes moyennes où elles constituent parfois le dernier rempart à la disparition des commerces et autres services à la personne.
Ce que nous avons baptisé « ESS » a revêtu d’autres dénominations. Dans L’Économie sociale et solidaire (Éditions La Découverte), vous révélez sa première occurrence sous la plume de Chateaubriand...
TD : Dans Atala (1801), l’écrivain décrit une mission d’évangélisation reposant sur une organisation égalitaire. Cette acception, proche de son sens contemporain, fait écho à une de ses quatre sources doctrinales qu’est le christianisme social, dont l’encyclique Rerum Novarum (1891) a fondé la doctrine sociale de l’Église. On en retrouve aujourd’hui encore des manifestations à travers Emmaüs, le Secours Catholique, ATD Quart Monde…
À l’échelle de la France, d’autres courants ont donc eu une influence déterminante sur la régulation de l’économie...
TD : Une autre source se réfère aux utopies socialistes du début du XIXe siècle, soit purement théoriques (Proudhon, Fourier, Saint-Simon…) soit mises en œuvre à partir des années 1830 avec les associations ouvrières. Elles ont préfiguré les coopérations de production et de consommation. En parallèle, des industriels dans la veine du libéralisme ont initié la participation aux bénéfices, les institutions de prévoyance ou encore les économats… Au fondement de la doctrine sociale de la IIIe République, le solidarisme a, pour sa part, accouché de législations pionnières sur les accidents du travail, l’hygiène publique, les retraites, les assurances sociales…
DANS NOTRE PAYS, CETTE COMPOSANTE DE L’ÉCONOMIE PÈSE ENTRE 6 ET 7% DU PIB, ET PAS MOINS DE 10% DE L’EMPLOI
Vous affirmez que l’esprit français n’était pas favorable à l’émergence de ce secteur. En quoi était-il un frein ?
TD : La France souffrait de ce que Pierre Rosanvallon appelle une « culture politique de la généralité », pointant une polarisation entre l’individu et l’État. Une culture hypertrophiée par la Révolution puis le bonapartisme. L’histoire de l’ESS est donc celle d’une reconquête des corps intermédiaires, dont la révolution de 1848 a été un moment de cristallisation. Ainsi, une phase d’émergence (1830-1880) a précédé une phase d’institutionnalisation (1880-1960), où la IIIe République reconnaît le rôle de la société civile.
Si la notion d’économie sociale tend à disparaître au milieu du XXe siècle, sa réalité demeure et contribue à la construction de la « société de croissance », dites-vous...
TD : Dès les années 1930, les mutuelles d’assurance vont accompagner l’accès à l’automobile et plus tard, à l’ensemble des biens de consommation des instituteurs (Maif), des artisans (Maaf) et des commerçants et industriels (Macif) par exemple. Emblématiques de l’après-guerre, la modernisation des campagnes et l’accès transformé aux biens de consommation sont à mettre au crédit des coopératives agricoles et de consommation, à l’instar du Mouvement Édouard Leclerc vis-à-vis de la grande distribution.
À quand remonte le lien fort que les collectivités territoriales entretiennent avec l’ESS ?
TD : L’ESS a accompagné la décentralisation. Son premier financeur est aujourd’hui le Département, bien que la loi NOTRe lui ait retiré la compétence économique. C’est donc au titre de ses autres attributions qu’il s’appuie sur l’ESS pour répondre aux besoins des territoires et innover socialement. C’est pour lui l’occasion de décloisonner ses politiques publiques, mais aussi de proposer aux citoyens de les co-construire.